A cours d'Ayran

Publié le par maison-latger

 

 

" J'espère pouvoir compter sur Dominique pour te surveiller...
En fait... j'espère que tu n'es pas tenté, ça réglerait la question.
- C'est moi qui redoute d'être si loin, si longtemps.
Toi, tu n'as rien à craindre. "
L'éclairage faible du quai ne pouvait lutter contre la noirceur de la mer.
Un espace béant incapable de m'indiquer le Nord ou le Sud.
Je n'avais pas le plan de la ville en tête et, désorienté,
ne savais pas de quel côté aller pour me tourner vers l'Amérique.
Je m'étais éloigné pour appeler. Et faisais les cent pas, le mobile collé à l'oreille.
" Plus que huit jours... je serai dans tes bras dans huit jours. "
Dominique, à distance, s'était lassée de lécher les vitrines de boutiques fermées,
et regardait sa montre avec l'insistance nerveuse de quelqu'un qui a faim.
Il était l'heure en effet de trouver un restaurant pour dîner avant de retourner à l'hôtel.
J'avais attendu cette conversation toute la journée, regardé ma montre
avec un appétit plus féroce encore que celui de mon accompagnatrice,
calculant dès le matin l'heure qu'il pouvait être à Montréal.
A 10 heures. 11 heures. 11h30. A midi. Sept heures de décalage. Il est trop tôt.
" J'étais impatient de pouvoir te parler.
- Il me tarde que tu arrives. Tu me manques... "

C'est par une nuit aussi noire que nous étions arrivés.
Un taxi jaune nous avait emportés dans un réseau de routes incompréhensible.
L'une d'entre elles nous avait fait suivre une vaste étendue sombre.
Il me fallut un moment pour réaliser qu'il s'agissait d'une étendue d'eau.
Un fleuve ? Assez large pour ne pas voir de lumières sur l'autre rive ? Non ...
Soudain, ne tenant plus en place sur la banquette arrière, ça m'est revenu d'un coup.
La Mer de Marmara. Bien sûr ! Quoi d'autre ?
Les lumières s'intensifiaient à notre gauche. Irrésistiblement.
Je me voûtais, jouais des épaules, pour tenter de voir quelque chose de reconnaissable,
un monument emblématique, un point de repère, comme on cherche la Tour Eiffel à Paris.
Soudain, entre deux immeubles, de majestueux minarets alignés déchirèrent le ciel.
" Sultanahmet Camii ! " annonça le chauffeur de taxi, fier comme un pacha.
La Mosquée Bleue. Et j'étais enfin plongé dans un film d'espionnage des Années 60.
Mon coeur, à l'étroit dans ma poitrine,
signifia qu'il avait fini par me situer sur une carte du monde.
A 8310 kilomètres de Montréal. Au baiser enfiévré que l'Asie donne à l'Europe. Istanbul.

C'est sur un quai de Kuşadasi
que je fis signe à Dominique de m'accorder encore deux minutes.
Nous étions allés jusqu'à Göreme, au coeur de la Cappadoce,
avions voyagé de nuit jusqu'à Fethiye,
nous étions aventurés dans les gorges de Saklikent,
avions crapahuté à flanc de falaise, entre d'émouvantes tombes lyciennes,
avions patiné sur l'élégante banquise de Pamukkale,
couru à perdre haleine dans le cirque d'Aphrodisias,
et nous sortions à peine de l'autobus qui nous ramenait de Denizli.
" Qu'est-ce que vous avez prévu de faire demain ? "
Brusquement, l'air me manqua. Il me fallait répondre.
" Demain ? Nous allons à Ephèse... "
A ma grande surprise,
j'ai réussi à formuler simplement la raison de mon trouble soudain.
" J'aurais aimé découvrir tout ça avec toi... " Et le silence développait à ma place.
J'aimerais que tu sois là maintenant, pour profiter de cette soirée magique.
La noirceur de la mer était d'une sublime lueur bleutée
quand je découvris que le ciel n'était pas sans étoiles.
Après avoir essuyé des orages dans l'arrière-pays, l'air était d'une douceur limpide.
Et l'animation de la ville commençait à me tirer par les pieds, décelant des odeurs de fêtes
couvrant un lointain brouhaha qui m'enveloppait dangereusement.
" Vivement que tu arrives. C'est insupportable de compter les jours... "
J'ai rejoint Dominique en traînant la patte.
Elle m'adressa un sourire triste, plein de compassion.
Une suggestion de ma part la fit sauter de joie et applaudir en enfant impatiente.
" Tu sais quoi ?... Je crois que nous avons bien mérité de nous bourrer la gueule... "

Un bus de nuit nous avait enfin ramené à la case départ.
Sur les traces de Pierre Loti,
nous avons pris un petit-déjeuner entre les stèles enturbannées
d'un cimetière à la végétation foisonnante
où un restaurant s'était ingénieusement installé,
préservé de l'agitation urbaine, dans son havre de paix ombragé, et je songeais,
en dégustant un excellent café-crème combien il était apaisant de vivre parmi les morts.
Un endroit idéal pour commencer la journée, surplombant la rue et sa circulation infernale,
avant d'aller nous mêler à la foule du Pont de Galata ou à celle du Grand Bazar,
où j'allais immanquablement m'acheter mille sachets de loukoums.
Je m'étais aussi découvert une gourmandise pour l'Ayran,
ce yoghourt salé que je pouvais boire à la bouteille sans jamais m'en rassasier.
Sujet à une nouvelle addiction, j'allais en ramener des litres dans mes bagages,
désireux de ramener aussi la menthe de l'Haydari, les amandes de pâtisseries trop sucrées,
comme le goût approximatif de l'improbable thé à la pomme dont nous nous délections.
Le çay versé dans de petites tulipes de verre,
le pain au sésame, la pastèque et les aubergines farcies,
des toits-terrasses de Sultanahmet
aux cafés de Beyoglu dérangés par un tram lisboète,
participaient autant au bien-être physiologique
que les voix de prieurs se répondant dans le crépuscule.
Le sourire des vendeurs ambulants,
courbés dans une révérence pour servir leur jus de fruit,
celui, dévoilé, des étudiantes de Beyazit,
riant aux éclats sous des nuées de pigeons,
à deux encablures du quartier si pieux de Fatih,
où les gosses jouent dehors sans surveillance.
Le charme de Büyükada, l'une des îles des Princes,
interdite aux voitures, où Trotsky résida,
dont le ferry, au retour, croise ceux, surchargés,
ramenant des employés à la rive asiatique...
Dans le cimetière ottoman,
mon regard se perd à travers les branches d'un arbre enveloppant.
" Je ne partirai jamais... " dis-je à Dominique en reposant ma tasse.

" En fait... j'espère que tu n'es pas tenté, ça réglerait la question. "
Comment pouvais-tu me dire une chose pareille ?
Toi, sex-symbol provoquant désirs et convoitises, fantasme incarné,
dans une ville de surcroît où le sexe est partout affiché, partout disponible.
N'était-ce pas à moi de m'inquiéter de cette séparation ?
Tu étais à Montréal quand j'étais à Istanbul. Ville où le sexe est encore tabou.
Certes. Pour cette raison, précisément,
Istanbul est bien plus sexy que Montréal. Je le crains...
Le désir y est caché. Et l'on prend plaisir à le surprendre,
au regard que l'on croise et se détourne.
Sur le Bosphore en effet, tout est désir.
Quand il est chez nous, en Occident, tué dans l'oeuf.
Nous qui consommons le sexe comme de la lessive ou du carburant.
Nous qui faisons le plein, pour la semaine ou pour le mois,
dans la vulgarité la plus crasse.
A quoi bon perdre du temps à désirer,
lorsqu'il suffit de cliquer pour voir la chatte de la voisine ?
Connaître la longueur de ceci, la taille de cela,
et ses préférences avant même d'avoir imaginé la rencontre ?
La rue Ste Catherine, comme le boulevard de Clichy,
déborde de prostitués, d'hôtesses et de sex toys.
Les pubs nocturnes à la télévision, à la radio, partout,
pour de misérables appels téléphoniques
ou recevoir de pauvres photos salaces
sur un portable à quatre heures du matin.
Consommation jusqu'à l'écoeurement.
J'hésite entre la consternation et la tristesse.
Je sais que cela te déprime. Justement.
Que tu ne te sens pas de notre époque.
J'aurais aimé que tu partages cela avec moi.
Le plaisir de retrouver le désir. Le temps. L'attente.
" Nous serons tellement heureux de nous retrouver. "
Et l'imagination...

" Tu aurais adoré la Citerne Basilique... "
Et ses rangs de hautes colonnes sorties des eaux.
Comme les minarets aiguisés de la Mosquée de Soliman le Magnifique,
répondant à ceux de Sainte-Sophie, comme autant de skyscrapers
dans la plus élégante skyline qu'il m'ait été donné de voir de mes yeux.
" Pourquoi diable ne veut-on pas de ce pays dans l'Union ?... "
Nous nous promenons autour des Remparts de Théodose.
Ils sont percés. Ouverts à l'Ouest.
Je comprends les appréhensions grecques,
ne comprends pas les réticences françaises.
Je le dis à Dominique. Je te le dis au téléphone.
Je veux de la Turquie en Europe.
Quel est ce cirque qui dure depuis trop longtemps ?
Les Droits de l'Homme ? Ok. Certes...
Qu'est-ce qu'une prison française comparée à une prison turque ?
La corruption ? Ok. Dérive impensable chez nous.
La Démocratie, dans sa grande sagesse, même par le système de l'élection,
ne cède jamais au clientélisme. Ou bien, peut-être en Amérique... C'est bien connu.
Roumains et Bulgares ont dû se plier gentiment à ces étranges règles du jeu du
" serez-vous plus parfaits que les Parfaits ? " pour entrer dans le sérail.
Il fallait bien pour la Turquie, avançant sur les deux premières exigences,
trouver une épreuve plus difficile encore...
Pourquoi pas la reconnaissance du Génocide Arménien ? Bingo.
On n'imaginait pas qu'un Etat né du partage de l'Empire Ottoman,
en 1923, allait avoir bien du mal à reconnaître
déportations et massacres organisés entre 1915 et 1916.
Et s'il ne semble compliqué pour personne d'admettre
la responsabilité d'une République qui n'était pas encore née,
admettre celle d'Etats déjà intégrés dans l'Union
ne devrait pas l'être davantage.
Il faut dire qu'en matière de repentance,
les pays fondateurs de l'Europe ont beaucoup à faire.
Esclavage, colonisation, en passant par la Shoah,
nous avons tellement progressé dans l'art du mea culpa,
que les descendants des Jeunes-Turcs
seraient bien inspirés de se mettre au niveau.
Nous aurons tout le temps de nous excuser pour le Rwanda.
" Je ne nie pas la responsabilité turque
dans ce qu'il convient d'appeler un crime contre l'humanité.
Je soutiens qu'avoir commis des crimes contre l'humanité
n'a jamais empêché un Etat d'entrer dans l'Union Européenne. "
Et les arguments restants aux opposants à l'entrée de la Turquie,
deviennent soudain, plus que suspects.
Certes, la question de Chypre mise à part.

J'ai toujours refusé ne serait-ce que l'idée de devoir choisir
entre mes frères palestiniens et mes frères israéliens,
alors ne comptez pas sur moi pour choisir
entre mes frères turcs et mes frères grecs.
Je les aime autant les uns que les autres,
chacun avec leurs raisons, ou leur version des faits.
L'Europe n'a peut-être pas le devoir de les réconcilier.
Mais elle serait coupable de ne pas le faire.
Comment, cette entité supranationale
aurait été capable de réconcilier France et Allemagne,
au lendemain d'une troisième guerre particulièrement traumatisante,
et ne pourrait pas réconcilier Grèce et Turquie ?
Le Mur de Berlin est tombé,
et celui de Chypre serait encore debout ? A quoi sert cette Europe ?
Je me mets en colère. Dominique est embarrassée. Impuissante.
Oui la Turquie, laïque, est factuellement musulmane.
Mais la France, de fait, ne l'est-elle pas aussi ?
Alors ? Quel est le problème ?
Le seul argument que j'accepte d'entendre, finalement,
est le poids démocratique, par sa démographie,
que prendrait la Turquie dans les institutions européennes,
puisque même l'argument géographique n'a de grâce à mes yeux.
" Les institutions, ça se change... " pouvais-je encore grogner.
Nous remontons au Cordial Hotel. J'ai un coup de téléphone à passer.
Un taxi doit nous conduire bientôt à l'aéroport Atatürk.

" Tu es tombé amoureux ?
- Je vais être honnête... oui. "
D'un peuple. D'une population et d'une culture.
Dans sa diversité. Dans sa complexité.
Comme j'étais tombé amoureux
des Balinais et des Mexicains, des Anglais et des Basques,
je suis tombé amoureux des Turcs,
ceux de l'Istiklal Caddesi, comme ceux de Nevşehir.
Et ça n'a pas empêché mon émotion à Kayaköy.
" Tu es toujours content de venir me rejoindre ? " Quelle question.
Mais le drame était joué. Istanbul sans toi. Et maintenant toi sans Istanbul.
Toujours le plaisir d'avoir quelqu'un ou quelque chose à quitter.
La douleur d'avoir quelqu'un ou quelque chose à retrouver.
" Il nous manque toujours quelque chose, n'est-ce pas ? "
Au fond, c'est Montréal que j'avais odieusement trompée.
Et j'allais me sentir honteux de me présenter à elle,
faire comme s'il ne s'était rien passé.
" Côté villes, t'es plutôt du genre polygame.
Que va penser Barcelone de cette histoire ? "



 



Philippe LATGER
Juin 2007 à Paris

 

 

Publié dans Before

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