Whisky Storm

Publié le par maison-latger

 

 

L'escalier sombre et large. A gravir. Le trac au ventre.
Dans les basses lourdes qui défonçaient déjà ma poitrine.
Une pression dans les pectoraux. Dans le ventre. Le bas-ventre.
Qui perfore mon crâne au milieu des arcades sourcilières.
Je suis rasé. La peau est nette. Front dégagé. Le sourire carnassier.
Je cache mon trac derrière une mine arrogante et sûre d'elle.
Au Queen, il fallait les descendre. Au Unity, il fallait les monter. Les escaliers.
Ce n'était pas Cannes. Pas vraiment. Mais c'était la montée. Sur le ring.
Dans l'arène du club où je venais chasser. Les canines sur les lèvres prêtes à mordre et crever.
Mordre ces putains de verres. Whisky Coke. Alignés. La glace dans mes yeux. Délavés.
Dans ma gorge serrée. C'est le combat de boxe contre ma solitude. Montréal. Enneigé.
Sur le trottoir, je n'ai pas attendu, je suis habitué. Banana Republic. Gap et Jean-Paul Gaultier.
Des fringues de Floride, mi-velours, mi-résille, sous la fourrure synthétique et ma barbe taillée.
Des hommes me déshabillent et me roulent des pelles. J'ai oublié le kitsch. Et tout de noir vêtu
c'est du Philippe Dubuc qu'on m'arrache gentiment pour pincer mes tétons et me lécher le cou.
Je suis une pute de 26 ans, 27 peut-être, je n'aime personne, j'aime tout le monde, indifférent.
Je suis au bar. Rufus Wainwright. La cocaïne. Les filles peuvent lâcher l'affaire. Le club est gay.
Il y a ce photographe de mode à éviter. Ce mannequin que je veux me faire. Je suis largué.
Dans la noirceur. Dans la lumière. J'ai perdu pied. Y'a quelqu'un qui suce ma bite et ça me plaît.
Pendant que je descends mes verres sans sourciller. Le Whisky Storm est à son comble.
Je suis comblé. La techno cogne sur mes tempes. La mort s'en foutra plein la lampe.
Je suis vivant. Au bar le barman qui m'arrose, lèche ma paille et d'autres choses,
et c'est marrant. Mon trac resté dans l'escalier, j'ai survécu. Au milieu de ces Québécois.
Et de ces Ricains de passage avec qui j'irai à l'hôtel pour partouzer. Le sens de l'hospitalité.
Bienvenue ! Le Québec libre. Ste-Catherine. Place Dupuis. Berri-UQAM. Les Gouverneurs.
Ma fourrure et mon dernier whisky dans l'ascenseur. J'aime pas les afters dans les boîtes.
J'aime pas danser. Je ne sais faire que la pute. Faire jouir les hommes et les vider.
Flatter leur queue. Les faire mousser. Je suis blasé. Quand seul leur plaisir me fascine.
Les voir s'y tordre. S'y abandonner. Moi qui n'en prenais plus jamais.
Le don de moi à ces danseurs, ces strip-teasers bodybuildés, tous les petits prostitués,
que je payais pour ne rien faire sinon se laisser caresser, se laisser faire, me laisser faire,
quand j'aimais les voir résister, se débattre avec le supplice des voluptés à sens unique,
se déhancher à mes tortures, prendre leur pied comme des gonzesses, se contracter,
et faire pleuvoir à gros bouillons le spasme des libérations.

Je pouvais bien ouvrir les yeux. Dans ma chambre à St-Timothée.
J'avais passé l'âge d'avoir la gueule de bois. Juste épuisé. Il a neigé.
Il y a ce photographe de mode, celui que je voulais éviter. A réveiller.
Je fais du thé et place nette. Il doit rester des cigarettes. Et du café.
Monsieur va sortir de la douche pour que je le foute à la porte.
Je me sens bourré de la veille. Je ne le raccompagne pas. Il connaît le chemin.
Je dois ouvrir l'ordinateur. Vérifier ma messagerie. Juste pour voir s'il m'a écrit.
" Hier soir j'étais au Unity. " On joue au chat, à la souris. Petite salope.
Mais c'est tant mieux. Je suis joueur. Jean-Sébastien, tu as tout compris.
Reste planqué. Résiste-moi. Fais-moi courir et rends-moi dingue. Dingue de toi.
J'ai juste un nom et une voix, au téléphone, rien qu'une fois, où tu avais trouvé des couilles
pour cet appel interurbain, quand la distance suffisante t'a permis de sortir du bois.
Fin de semaine à Toronto. Il te fallait bien l'Ontario pour pouvoir t'approcher de moi.
Nous qui sommes de la même ville. Le Plateau et le Mont Royal. Où que tu sois.
Tu es dans l'écran de ma chambre. Quelque part au bout de mes doigts
Quand tu es peut-être sur Maisonneuve, Sherbrooke ou le Carré St-Louis.
J'étais hier soir au Unity. Hier soir comme toutes les nuits. Tu y étais aussi.
Rufus Wainwright. La cocaïne. Le Campus et le Stereo. Mon Brad et ses abdominaux.
Dans cette orgie de tatouages, de gel, de sourcils épilés, de piercings et de racolage,
passif comme on le devinait, j'ai frayé pour fourrer ma langue et tout ce qui peut se dresser.
A tromper ma désespérance, j'étais voulu et respecté, même quand je faisais pitié,
à boire toute ma violence, à me débattre comme un diable, dans mon deuil et ma déchéance
quand je crevais d'être vivant, lorsque ma mère ne l'était plus, quand je me vidais de mon sang,
que l'alcool n'y suffisait plus, j'étais un cadavre de France coupable d'avoir survécu.
J'ai mis ma mère dans ma terre. La terre que j'avais quittée. Pour faire le tour de la terre.
Qui ne voulait plus me quitter. Et je remontais tous les soirs, les marches du même escalier.
Les strip-teasers dans les miroirs. Et ces hokeyeurs folles à lier. Les masturbations dans le noir.
Et tant de bouches dévorées. Quand je bouffais ma solitude pour mieux la vomir en dedans.
Avec du mépris pour tous ceux pour qui j'avais de l'affection, épouvanté par ma tendresse,
dégoûté par mes sentiments, l'amour était une faiblesse et je lui pissais à la raie,
j'ai toujours préféré le sexe, en consommais à pleines dents.
J'ai hurlé Dieu dans la luxure, le bonheur dans le St-Laurent,
traîné ma rage en altitude, à en déchirer l'océan, dans mes avions et mes bitures,
et dans ma cage tournais en rond, à te chercher comme à te fuir, à me punir comme d'habitude,
d'avoir été heureux enfant, ou d'être lâche et inconstant, désorienté et décevant.
J'entends mes pas croquer la neige, le bruit qu'elle fait quand je l'écrase,
dans la nuit qui me déshydrate où mes yeux cherchent la lumière.
Je peux voir celle de mon phare de la place Ville-Marie, qui tournoie, balaie des hectares
de noirceurs qui flottent en ville sur tant de braises incandescentes où je peux cacher mon désir,
cacher ma peur et ma folie, ce que j'ai honte de souhaiter et la faiblesse d'espérer.
Je reviens sur Ste-Catherine, voir mes amis danseurs du Stock, gonflés, accros aux stéroïdes,
se tortiller dans leurs jockstraps, pomper du spermatozoïde, le temps de boire ce qu'il fallait
pour m'aventurer au-delà, dans l'enfer de cet escalier, dans ce club quelques blocks plus bas,
où je cherchais à exister, où je cherchais à disparaître, et arrivé sur le palier,
il fallait une inspiration comme pour qui saute dans le vide, avant le saut et l'immersion,
où j'allais trouver le repos.

 

 

 

Philippe LATGER
Mars 2014 à Perpignan

 

 

Publié dans Et d'autres

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