Après Maria

Publié le par maison-latger

 

 

Laetitia ne me rappelle pas tout de suite. J'ai le temps d'aller faire des courses.
J'entre dans le bâtiment Art-Déco dont je fends le rez-de-chaussée, à travers les rayons,
pour descendre à l'alimentation, où des gens remplissent des paniers en plastique.
Je vais en pilote automatique là où sont les choses dont j'ai besoin. Je connais le magasin.
Je ne suis ni heureux, ni malheureux. En fait, je ne ressens rien.
Je ne suis ni en colère, ni triste, ni révolté, ni étonné, ni inquiet, je ne ressens rien.
Quelques articles en main, je passe en caisse. Je fais la queue. Vérifie mon téléphone.
Mais quelque chose attire mon attention et me bouleverse soudain.
Derrière moi, alors que la caissière s'occupe déjà de scanner mes achats,
une dame sympathique d'une soixantaine d'années, une jeune mamie sans doute,
se penche en souriant sur la poussette où une petite fille, bien couverte,
lui rend son sourire sans se faire prier. Les deux créatures connectées communiquent.
Je détourne la tête avec la détermination furieuse de payer et de sortir d'ici au plus vite.
Quelque chose se serre en moi. Les murs de l'établissement qui se rapprochent.
Un étau. Je manque d'air. Et vais le retrouver dans la rue. Où tout me paraît étrange.
Laetitia ne s'est pas encore manifestée et j'ai le temps de revenir au studio ranger mes courses.
C'est bizarre. Je marche dans la rue et c'est bizarre. La panique qui m'a jeté dehors à l'instant
s'est dissipée instantanément, et je retrouve une forme d'atonie lunaire et tout en est changé.
J'arrive Place de la Loge et vais tourner dans la rue St-Jean pour revenir à la cathédrale.
C'est la même Place de la Loge qu'hier, la même que ce matin, la même statue de Maillol,
sur son socle, qui n'a pas bougé, la même rue St-Jean, les mêmes boutiques alignées,
les mêmes devantures, les mêmes vitrines, les mêmes commerçants, et tout est différent.
Je ne reconnais plus rien. Ne sais pas où je suis. Que veut dire ce mot ? Fini...
Le flottement dans mes jambes, ma poitrine, mon regard... Je m'en souviens.
La mort s'invite et modifie la perception de la réalité. Qu'est-ce qui est vraiment réel ?
Mon cerveau ne sait plus exactement. Si je suis moi, dans ce corps, dans cette rue.
Je ne sais plus qui je suis, où j'habite, qui sont ces gens que je croise tous les jours,
et je suis extatique, entre épouvante et émerveillement, comme dans un délire hallucinatoire,
en plein trip, à me demander si je suis encore dans un corps en train de me mouvoir.
Mon cerveau ne comprend plus rien. Tout ce qui est normal ne l'est plus.
Et je dois faire des efforts pour trouver mon chemin.

Deux terrasses étaient l'une sur l'autre côté piscine. Dans le tintamarre des cigales.

Le ciel est bleu. Si bleu. Les pins parasols résistent contre un soleil de plomb.
Celui de juillet à Barcelone. Où je peux m'ébrouer dans mon élément.
Sur la margelle brûlante de la terrasse du rez-de-jardin, en slip de bain, je m'installe,
sans craindre de me carboniser ni de m'ébouillanter les cuisses, je peux m'asseoir
sur le marbre en fusion sans broncher à la morsure ardente de la chaleur extrême.
C'est la même chose que plonger dans l'eau fraîche de la piscine. Une violence sans doute.
Mais tellement vive et brève que je l'affronte dans les deux cas sans aucune appréhension.
Le soleil est encore au zénith à l'heure de la sieste. Ecrase tout de la pinède de Castelldefels.
Les enfants dont je suis ont aidé à débarrasser la table, les femmes ont rangé la vaisselle,
avant d'entamer la traditionnelle partie de belote qui durerait le temps de la digestion.
Nous vivions dehors. Dans le parc. Nous mangions sous les pins. Et les enfants dont je suis
attendaient l'heure de la baignade en s'aventurant dans les parties délaissées du jardin,
où il était facile de s'inventer des histoires extraordinaires. Tout à l'exploration.
Maria, la tête à l'ombre, relevait sa jupe-culotte pour exposer ses jambes au soleil, bronzer,
assise sur la margelle sous une arche de la terrasse où elle distribuait déjà les cartes.
Il m'arrivait de rester là juste pour profiter ou participer à une conversation.
Il m'arrivait de jouer et de faire le quatrième quand il manquait quelqu'un,
même si je n'avais jamais eu aucun goût pour les jeux de cartes, quels qu'ils soient.
Maria ne jouait pas simplement pour tuer le temps. Elle aimait ça.
C'était le moment où elle s'accordait autre chose que des travaux pratiques et ménagers.
Et j'étais fasciné. Comme dans la cuisine de la maison de la route de Fronton à Toulouse.
Fasciné par les conversations de ces femmes qui parlaient de tout sauf des hommes.
Ma mère en revanche, partageait avec moi une indifférence absolue pour les cartes.
Elle ne jouait que pour faire plaisir à sa soeur, n'étant intéressée que par la discussion,
l'échange et la communion, la causerie et le seul fait d'être ensemble.
Je ne suivais pas tout de ce qui se racontait, mais c'était toujours des moments agréables.
Je pouvais toujours y revenir à ma guise, entre deux excursions tropicales dans le parc,
la préparation du spectacle de cirque que nous organisions chaque année avec mes cousins,
jusqu'au moment béni où le papillon que nous avions appelé Pilou venait voleter,
avec une régularité et une précision quotidienne des plus déconcertantes, acclamé,
dans un soleil éblouissant, au-dessus de nos têtes, pour nous indiquer l'heure,
aussi attendue que lui, où plonger dans la piscine était enfin permis.

Maria et ses cheveux noirs. Sa teinture noire. Assise sous la lampe.
Ce n'est pas la maison de vacances à Barcelone. C'est la cuisine de la maison de Toulouse.
Je la retrouve assise là. A la table de la cuisine. Sous la lampe qui pend sous un haut plafond.
La lumière que ça fait lui transforme le visage. Mais je ne m'en inquiète pas quand je sais,
quand je connais l'effet de cet éclairage auquel je suis habitué.
Elle est seule. Et quelque chose me gêne. Je reconnais cette situation précise.
Je crains ce qu'elle va dire. Je redoute que ce soit ce à quoi je pense. Ce qui est déjà arrivé.
Mais cette fois, et c'est un soulagement, ma mère n'est pas allongée dans une chambre,
quelque part sous ce même toit, bouffée par son cancer, généralisé, en phase terminale,
shootée à la morphine, complètement déformée, amorphe et délirante.
Je ne vois pas maman. Je ne vois que ma tante. Et quelque chose d'invisible et silencieux
m'a assuré que ma mère n'était pas menacée, qu'elle n'était pas en train de mourir,
qu'elle allait bien, qu'elle était présente et que je n'avais aucune inquiétude à avoir.
Je comprends que je ne suis pas en train de revivre une scène cauchemardesque vécue,
et que je peux approcher de Maria en confiance, dans un climat bienveillant.
Mon chaton. Mon poussin... Tatie lève les yeux sur moi.
Et je n'arrive pas bien à saisir ce que son regard veut me dire.
D'autant qu'une musique monte dans la pièce, s'invite et vient perturber la connection.
Je perds le contact. Je perds prise. Mon téléphone portable sonne sur ma table de chevet.
Ce n'est pas la sonnerie du réveil mais celle d'un appel. Je me cale sur un coude et regarde.
Je vois ton nom. C'est toi. Et ce n'est pas le bip traditionnel qui me demande de te rappeler.
Tu laisses sonner et m'indiques que je peux répondre. Et je réponds. " Allô ?... "
Je ne sais pas mon amour. Je ne sais pas quel est ce nouveau délire. C'est la vie.
Je ne suis pas dans la cuisine à Toulouse mais dans mon studio de Perpignan.
Je n'ai pas la force de me redresser dans mes oreillers ni de m'asseoir dans mon lit.
Mon cerveau se reconfigure. Ma mère est morte. Maria vient de mourir. Février 2014.
Maman est morte le 4 février 1997. Maria le 7 février 2014. Et nous sommes le 8.
Je reconnais la voix. Je reconnais le timbre. Je ne reconnais pas le ton. Furieux.
Mon amour. Que j'ai blessé. Au téléphone. Je ne sais pas quel est ce nouveau délire.

Ai-je seulement appelé mon père ? Maria n'était pas sa soeur. Elle était sa belle-soeur.
De la même génération. Et cela était une raison suffisante pour que je l'appelle.
Je lui ai envoyé un texto la veille. " Bien reçu. J'ai eu les messages de Frank et Gene. "
Gene, ma soeur, avait dû prendre la route. J'avais vaguement compris qu'elle ferait,
de son côté, et toute seule, l'aller-retour à Toulouse, pour rejoindre le clan.
J'ai compris qu'elle voulait savoir si nous y allions ensemble ? J'étais dans la confusion.
J'ai bredouillé des trucs sans grande cohérence, si bien qu'elle en conclut que non.
Samedi ? Dimanche ? Oui. Pour mercredi. L'enterrement. Bien sûr. Pour le reste...
J'avais raccroché avec le sentiment d'être minable. Ma soeur ne pouvait pas compter sur moi.
L'amour de ma vie au téléphone. Que je suis en train de perdre. Dans la cuisine de Toulouse.
Qu'est-ce que je fiche ici ? Quand je devrais être sur l'autoroute avec Geneviève.
J'ai juste besoin de dormir. J'ai juste besoin de voir Maria. Là où elle est.
Quand ce besoin, opportuniste, est celui d'abord de communiquer avec maman.
Mercredi. L'enterrement. Celui de Maria.
Où j'enterrerai ma mère une seconde fois avec elle.
Mercredi me paraît si loin. Je ne tiendrai jamais la distance.
Je sais que ce jour sera celui où je pourrai refermer cette boîte de Pandore.
D'ici là, je voudrais juste dormir. Sans trop savoir si c'est une volonté.
Je flanque mon nez dans les oreillers. Allongé sur le ventre. Le téléphone à l'oreille.
Je donne le change à l'amour de ma vie qui me demande des explications. Légitimes.
Un silence s'installe. Que mon amour respecte. Que mon amour inspecte.
Je serre les dents et les poings. Je perds les gens que j'aime. Je perds les gens que j'aime.
Je force sur mes paupières et mes mâchoires soudées de toute ma rage.
Je suis incapable de garder les gens que j'aime. On me les arrache tous. Un par un.
Tu attends. " Allô ?... " J'essaie de me reprendre. De dire quelque chose d'intelligible.
Quelque chose dans mon cerveau a pris le relais. Je ne suis plus à une séparation près.
J'ai envie que tu t'en ailles aussi vrai que j'ai besoin que tu sois là.
C'est cette même contradiction. Avec ma soeur. Besoin d'être seul. Besoin d'être avec elle.
Besoin d'appeler mon père. Besoin de ne pas l'entendre. Besoin d'être avec ma famille.
Besoin qu'on me laisse seul et qu'on me laisse tranquille. Je veux dormir.
Je ne sais plus où j'en suis. Je ne comprends plus rien.

Incapable de parler. Incapable de me défendre. Incapable de me battre.
J'entends des choses insupportables et je te raccroche au nez. Tu rappelles.
Je ne me suis pas réveillé. Je suis en plein cauchemar. Nous sommes en train de nous quitter.
Et je suis impuissant. Je n'ai plus aucune force ni aucune intelligence. Je fais tout de travers.
Ne trouve plus les mots et les raisonnements que tu pourrais entendre.
Tu me tendais la main. Tu me tendais l'oreille. J'avais la tête sous l'eau et ne pouvais rien faire.
Après un silence glacial tu as dit " j'ai compris. " Et la mort célébrait son triomphe.
Fini. Quel drôle de mot. 17 ans après la mort de ma mère, je m'interroge encore.
Je m'interroge sur ce que veut dire le mot fin. Alors, je ne te reverrai plus jamais ?
Certes, cela fait 17 ans que je ne peux plus téléphoner pour parler à ma mère.
Cela fait 17 ans que je ne peux plus la serrer dans mes bras ni m'engueuler avec elle.
17 ans que je ne peux plus sentir le parfum des cheveux ni entendre le son de sa voix.
Il me semble entendre le rire de Maria. Parfaitement. Avec une précision diabolique.
Et je ne suis pas allé à Toulouse pour ça. Je ne veux pas voir son corps dans une boîte.
J'irai à l'enterrement. Pour la représentation sociale. Pour dire quelque chose à ma famille.
Mais je préfère rêver Maria dans sa cuisine que la voir morte dans un cercueil.
Mon téléphone fermé, gisant sur le drap housse à côté de moi. Ma tête dans l'oreiller.
Et je ne sais plus lequel de mes chagrins me fait le plus de mal. Je souffre.
Je hurle et je casse tout. Allongé sur le ventre. Immobile. C'est l'enfer.
Qu'est-ce qui me fait le plus mal ? Laquelle de ces deux séparations définitives ?
Je suis abandonné deux fois. Double peine. Et je n'ai rien à quoi m'accrocher.
Je n'ai ni mère, ni épouse, ni enfants, pas même un chat à insulter.
Je suis seul face à moi-même. Seul face au néant que je suis. Il n'y a plus rien.
J'écoute. Non. Plus rien. Mon corps se détend. J'écoute encore. Le silence. Ce matin.
J'ouvre les yeux. As-tu vraiment appelé ? Cette conversation a-t-elle eu lieu ?
Mon cerveau me dit que oui et m'ordonne de réagir. Je me lève.

.../...

 

 

 

Philippe LATGER
Février 2014 à Perpignan

Je vous salue Marie

 

Publié dans 40 lunes

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