Avant la mise en terre

Publié le par maison-latger

 

 

J'avais promis à Laurent de lui garder les enfants.
Baby-sitting. Pour permettre à papa et maman d'aller au cinéma et au restaurant.
Permettre à papa et maman de passer une soirée tranquilles en amoureux.
C'était prévu depuis une semaine peut-être. Nous avions bloqué le samedi soir.
Laurent comptait sur moi. Lui et moi avions déjeuné la veille avec notre ami caviste.
Je lui gardais les enfants le soir du jour suivant. Rien de plus normal.
Sauf qu'une catastrophe était arrivée entre-temps. Et puis une seconde.
Je suis attendu pour 18h30. Et jusqu'à cet horaire, j'ai du temps pour t'écrire.
Nous sommes samedi. L'enterrement. Mercredi. Quatre jours à tenir.
Quand je sais que je ne trouverai le repos qu'après cette journée d'épreuves.
Mais je ne peux pas ménager mes forces. Il faut que je les mobilise pour t'expliquer.
Un long mail à envoyer. Que je t'envoie. Et je file à la rue des Mimosas.
Avec la sensation d'avoir lancé une bouteille à la mer. Qui me libère de quelque chose.
M'occuper des enfants me fera du bien. J'aurai l'impression de faire quelque chose d'utile.
De faire quelque chose de bien. De faire quelque chose de cette journée.
Les enfants m'adorent. Et je le leur rends bien. Je les adore parce qu'ils sont adorables.
Je me suis attaché à eux. Qu'ils me perçoivent comme un oncle ou un parrain ne me gêne plus.
Les parents sont prêts pour sortir. J'arrive à l'heure pour prendre le relais. Bonne soirée.
J'avais besoin de ça. Préparer des cordons bleus et les petits pois. Mettre la table.
J'avais besoin de trucs de gosses. Des trucs basiques. Manger. Râler. Rire. Dormir.
La grande soeur rêve déjà d'un garçon et s'isole dans sa chambre avec son ordinateur.
Je regarde un DVD à côté avec son petit frère. J'entends la grande fille rire aux éclats.
Elle communique avec une amie, via Skype ou Facebook, et l'humeur semble joyeuse.
Les rires ne couvrent pas complètement le film que nous essayons de suivre avec son frère.
Il va être l'heure de dîner. La nuit transforme la ville. J'évite de la regarder par la fenêtre.
Je me concentre sur la lumière artificielle et convoque les enfants qui ne se font pas prier.
Ils ont faim. Ils font plaisir à voir. Loin d'imaginer le désastre fumant qui se tait dans ma tête.
La purée de mon coeur. Celle du cerveau. Je suis une ruine qui se tient debout face à eux.
Je sers à boire. Tiens une conversation. Parviens même à leur retourner des sourires.
J'espère de toutes mes forces qu'ils ne perçoivent rien de mon désespoir.
Ils sont beaux et brillants. Touchants. Intelligents. Et je les aime.

Jules veut une histoire avant de s'endormir.
Met vingt minutes à mettre son pyjama. " Jules... pyjama ! ". Trois fois. Quatre fois.
Le pantalon est mis. Au moment d'enfiler le haut, il faut qu'il me montre quelque chose.
Un tour de magie. " Pyjama ! " Mais je conviens que le tour de magie est fantastique.
J'accepte qu'il aille déranger sa soeur dans sa chambre pour le lui montrer.
Je l'accompagne même pour lui prêter main forte. Sa soeur est bon public.
Nous le félicitons ensemble. Mais tout de même. " Jules... pyjama ! "
J'avais obtenu le brossage de dents. Et finalement, l'enfant fut prêt à aller au lit.
Je suis amusé par le nombre d'idées qui traversent la tête blonde de ce gosse.
Tout ça semble partir dans tous les sens. Avec une poésie qu'il me semble reconnaître.
Dans une collection de livres, nous devons trouver celui qui pourrait nous intéresser.
Il me demande de choisir. J'en écarte quelques-uns pour lui laisser le choix final.
Va pour l'espace. Les étoiles et les planètes. La tête dans l'oreiller, il porte ses lunettes.
La petite lampe de chevet, posée par terre, fait une lumière douce dans la chambre.
Ah, oui, Saturne, c'est rigolo. Saturne et ses anneaux. Mars. Jupiter. La terre. La lune.
La lune. Mon amour. Je t'aime. Tu me manques. Je n'ai jamais aimé que toi.
Oui. Le soleil, c'est une étoile. Et dans notre système solaire, seule la terre est habitée.
Jules est curieux. Intéressé. Pose des questions. M'explique tout le reste. Puisqu'il sait.
Je n'ai pas grand-chose à faire. Juste rester assis au bord du lit. Le livre sur les genoux.
Et j'appréhende un peu le moment où il me faudra descendre seul dans la maison silencieuse.
La terre met un an à faire le tour du soleil. C'est vrai que ça fait long. 365 jours ???
En revanche, pour faire un tour sur elle-même, la terre n'a besoin que d'une journée.
Debout, je fais la terre. J'explique que Perpignan est sur mon nombril.
Et je tourne pour que Jules voie la lumière de la lampe de chevet faire le jour et la nuit.
Là, il fait jour. Là, c'est le soir. Là, c'est la nuit. Et puis, oui, le matin. Mon amour.
Notre conversation au téléphone. Et le nombril a tourné. Jusqu'à tourner le dos au soleil.
Je sens que Jules est prêt à me laisser partir. Il fourre son museau dans un coin du matelas.
Je lui rappelle qu'il porte encore ses lunettes qu'il avait oublié d'enlever.
Je les pose à côté d'un verre d'eau sur la table de nuit avant de rabattre la porte derrière moi.
A l'autre bout du couloir, il y a encore de la lumière dans la chambre de sa soeur.
" Fais de beaux rêves. " Je tends l'oreille. Jules ne proteste pas. M'autorise à descendre.
Je sais qu'il y a des choses contre lesquelles je ne peux pas lutter. Je m'en rends compte.
Au bonheur magnifique que c'est, j'en conviens, d'élever des enfants et de veiller sur eux.

Je t'écris en rentrant. J'ai traversé la ville comme je l'ai fait souvent.
En rentrant de chez Laurent et Anna. De la rue des Mimosas.
Pourquoi rentrer chez moi si ce n'est pour t'écrire ?... Quand je vis là pour ça.
Je ne suis pas sûr que cela t'intéresse encore. Mais je te raconte ma soirée.
Le bien que ça m'a fait. L'insouciance des kids. Tout ce bonheur paisible.
Les gestes simples. Manger. Râler et rire. Se brosser les dents. Mettre son pyjama.
Qu'en garderait Maria ? De cette vie sur terre ? De ses petits tours autour du soleil ?
Je te l'écris. Je me sens mieux. Je vais mieux. Et je t'aime. Même dans l'incompréhension.
Pouvais-je ne pas te l'écrire ? Quand c'est ce que je ressens. Que c'est ce qui me brûle.
Mercredi est si loin. Dimanche. Lundi. Mardi. A me traîner jusqu'au cimetière de Castelginest.
Toulouse. La source et l'océan. Le début et la fin. C'est ça. La mort, c'est l'océan.
Ce même vertige. Sans limites. La vie est un fleuve. La mort, c'est l'océan.
Une nuit m'écrase dans mon lit. Je la consume en écrivant sur mon blog.
J'ai besoin de mettre à plat ce que je suis trop petit pour contenir ensemble.
J'ouvre une vanne. Je me déleste. De tout ce qu'il me faut mettre en mots.
Outre l'exorcisme, il y a le besoin de rationnaliser. Ce besoin de comprendre.
Et, la nuit sur Casa, c'est moi qui écrase le matin dans mon lit d'un sommeil d'épuisement.
Je ne suis pas réveillé par le téléphone. C'est dimanche. Le réveil est moins cruel que la veille.
J'ai un message de toi. Sur internet. Laconique. Assez froid. Ou dans l'expectative.
Aucune douceur. Aucun mot doux. Mais une porte ouverte. Puisque c'est un message.
Un signe qui m'encourage. A t'écrire encore. Quand tu aurais pu ne rien m'envoyer.
Il a fallu que tu penses à moi. Pour ouvrir ta messagerie et taper quelques mots.
Il a fallu qu'il y ait cette intention de me prouver que tu avais pensé à moi pour le faire.
Le " j'ai compris " de la veille n'étaient donc pas tes dernières paroles.
Et cela m'a donné de la force pour aller chercher au fond de moi, dans mes réserves,
ce qu'il me restait d'humanité et d'espoir, quand c'est la même chose,
pour te dire autrement ce que tu savais déjà.
Je n'accepterai jamais de mourir sans toi.

Le dimanche s'étire. Mais il faut que je mange.
Il fait déjà nuit quand je traverse la ville pour aller acheter de quoi me faire un sandwich.
Place de Catalogne. Il y a un magasin qui ouvre le dimanche. Une alimentation.
Sur le chemin, je prends en photo des façades d'immeubles Art-Déco.
Qui pourront toujours servir. Il y en a un que j'adore rue du Rempart Villeneuve.
Un couple m'aperçoit avec une baguette de pain et quelques courses. M'interpelle.
Entre quarante et cinquante ans. Un joli couple. Ils sont beaux tous les deux.
Je ne comprends pas tout de suite. Oui. Les courses. Quelque chose d'ouvert.
Ils cherchent un lieu où acheter à manger. Ils ont faim. Place de Catalogne.
Ils s'enfuient dans la rue, chassés par le froid. Me laissent à mon shooting. Dimanche soir.
Je ne sais pas quelle heure il est. J'avais pris une première photo du bâtiment streamliné.
Et, interrompu par le couple amoureux, je n'ai pas eu le temps d'en prendre une seconde.
Mon téléphone en main puisque c'est avec lui que je photographie, il s'est mis à sonner.
J'écarquille les yeux. Le sol s'ouvre sous mes pieds. Je reconnais ton prénom. Ton nom.
C'est bien toi qui m'appelles. Ce n'est pas un signal. Ce n'est pas une seule sonnerie.
Comme la veille au matin. Décidément. Tu laisses sonner, signifiant que je peux répondre.
Je réponds le coeur battant. Je demande aussitôt : " Comment ça va ?... "
Une voix faible et douce me répond : " C'est pas brillant. "
Et un truc étrange m'arrive. J'ai envie de chialer et de rire à fois. Plus étrange encore.
Je bande.

 

.../...

 

 

 

Philippe LATGER
Février 2014 à Perpignan

Le fusil d'épaule

 

Publié dans 40 lunes

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