Changement d'échelle

Publié le par maison-latger

 

 

Le taxi qui freine devant l'aéroport.
Je règle la course, on m'ouvre le coffre pour que je récupère mes valises.
Je vérifie que j'ai bien mon billet. J'entre dans le terminal.
Il y a du monde partout. J'ai l'impression d'être important.
Au pas déterminé du gars qui a l'habitude de voyager.
L'enregistrement des bagages. Le hall d'embarquement.
Il y a aussi une chorégraphie précise à exécuter pour être crédible.
De messages à vérifier. Puisqu'on est sollicité et qu'il y a tant à faire.
Quand c'est d'abord une façon de s'isoler et qu'on nous fiche la paix.
Prêt pour un long tunnel dont on ne sortira qu'à la destination.
Ce n'est pas si loin. Je me rappelle de tout. La procédure de sécurité.
Les odeurs en cabine, des passagers, des toilettes, de la bouffe.
Le sourire du personnel. Les écrans pour tromper l'ennui.
Le tintement qui indique qu'il faut redresser la tablette, son siège et boucler sa ceinture.
Amorti par les oreilles bouchées en altitude et par la somnolence des longs courriers.
Je revois tout comme si c'était hier. Orly. Roissy. Frankfurt. Houston. Singapour. Detroit.
Les tapis roulants à perte de vue pour passer d'un terminal à l'autre pour la correspondance.
Ce fut ma vie pendant dix ans. Démarches à l'immigration. Taxi ou shuttle pour l'hôtel.
Sans parvenir à m'en lasser. J'aimais tellement n'être de nulle part, être entre deux.
C'est mon côté centriste je suppose. Ce plaisir d'être entre deux mondes.
Je sais exactement ce qu'il arriverait si je montais dans cet avion-là.
Dans quel ordre. Pratiquement. A la minute près. Quand tous les voyages sont les mêmes.
Il y aurait juste, sur l'écran, à l'extrémité de la trajectoire en pointillé parcourue avec peine
par le petit avion nous représentant, la ville de Johannesburg, peut-être,
à la place de Prague, Montréal, Hong Kong ou Mexico. Ok.
Je me rappelle que, bien sûr, on a beau faire les malins, on a toujours le trac.
Un trac délicieux. Pas la peur de l'avion que je n'ai jamais eue. Ni l'angoisse du crash.
Quand j'ai toujours au contraire adoré les décollages et les atterrissages.
Comme l'émotion que je surjouais un peu à quitter ou rejoindre quelque chose.
Non, justement. C'était davantage sur ce terrain que le trac était entretenu.
Sur ce que j'allais faire dans cette ville et avec qui. Les possibles à rêver.
Quand il y avait des heures de vol pour imaginer ce qui allait bien pouvoir m'y attendre.

Johannesburg maintenant. Imaginons. L'avion amorce la descente. J'y arrive.
Une bourgade de quoi... 4 millions d'habitants ?... Soit. Eh bien quoi ?...
C'est parfait. Je serai dans mon élément. D'autant que je reconnaîtrai tout d'avance.
Quand seule la végétation peut-être parviendra à me surprendre. Et encore.
L'aéroport, les deux fois 4 voies d'autoroutes, les échangeurs, direction centre-ville.
Ce pourrait être Toronto, Miami, San Francisco. Voilà. Un détail peut-être m'amusera.
On roule à gauche. Comme à Londres ou à Sydney. Voyez-vous ça.
Bien sûr, je vais peut-être voir des animaux sauvages, des paysages fantastiques.
Et puis, culturellement, historiquement, ce doit être impressionnant, j'imagine.
Les séquelles de l'Apartheid, le culte de Nelson Mandela devenu international. Très bien.
Mais que vais-je y faire au juste ? Me changer les idées pendant une semaine ?
Tenter de changer de vie en partant le plus loin possible ou repartir à zéro ?...
Je ne me donne pas trois jours.
Quand j'ai été capable de m'emmerder en Australie comme à New York.
Tout m'est bien égal si je ne suis pas dans le feu d'un volcan intérieur.
Si je ne suis pas porté par une passion dévorante pour me consumer.
Pourquoi suivrais-je des inconnus en Afrique du Sud ?...
Pour la beauté du geste ? Du coup de tête ?
Pour me convaincre à l'artillerie lourde que ma vie est extraordinaire ?
Ai-je besoin de cramer autant de pognon et de kérosène pour cela ?...
Non. Et mon travail ici peut l'attester. Il en témoigne. Depuis trois ans.
Si j'aime, et si l'on m'aime aussi fort en retour, eh bien, what else ?...
Un platane et une cabine téléphonique suffisent à faire de l'extraordinaire.
Quand je n'ai plus le goût de jouer la rock star esseulée dans sa limousine,
pleurant avec dignité sur sa solitude derrière ses lunettes noires et les vitres teintées.
Ah oui. Le concierge du Marriott ou du Hilton. Cela avait de l'allure.
La belle affaire quand on est seul ou dévasté par une histoire d'amour à l'agonie.
Je me fous de décortiquer du homard ou de sucer du sushi dans les restaurants lounge,
qui sont partout les mêmes, à Barcelone, Los Angeles, Moscou ou Singapour.
Je me fous des peignoirs nid d'abeille, du champagne et de ces putains d'orchidées.

J'en conviens, et c'est pour soulager mes lecteurs comme moi-même.
Et parmi mes lecteurs, je vise une personne en particulier qui me lit peut-être encore.
Je ne peux raisonnablement pas faire une quatrième année en boucle sur mon platane.
Même si l'exercice de style pourrait être intéressant et qu'on écrit toujours la même chose,
quoi que l'on vive, quoi qu'il nous arrive, nous sommes tous condamnés,
et ça vaut pour la littérature en général comme pour l'humanité entière,
à faire tourner les quatre ou cinq mêmes histoires indéfiniment.
L'idée, et ça vaut pour un platane et une cabine téléphonique,
est de dire les mêmes choses, mais différemment, en essayant de s'approcher au plus près,
c'est ce qui m'importe, de la réalité de ce que l'on peut vivre et ressentir.
Etre le plus précis possible sur l'essence d'une odeur, sur l'intensité d'une émotion.
Débrouiller les choses à la confusion des sentiments, des sensations, tirer sur chaque fil,
essayer de dire, de trouver des mots, pour tout ce que l'on a, tous, sur le bout de la langue,
ces choses autour desquelles nous tournons sans parvenir véritablement à les saisir.
C'est ma seule motivation. A la montagne de ce que j'ai vécu de bouleversements.
Tenter de m'expliquer à moi-même ce qui m'arrivait. Comme de t'en convaincre.
J'ai dû radoter. Répéter mille fois les mêmes choses. Mâcher les mêmes idées.
Mais toujours avec un regard neuf. Toujours vierge de tout ce qui a précédé.
Avec la rage au ventre d'être le plus proche possible de ce que j'éprouvais.
Avec une minutie chirurgicale. Répétant chaque jour les mêmes gestes.
Essayant d'aller toujours plus loin davantage. Sans peur de ce que je pouvais trouver.
Un safari en Afrique ? Le voyage est trop long pour si peu de bénéfices à mon goût.
Quand je sais où se trouve le puits de sensations fortes.
Qu'il n'est jamais qu'en moi-même. Où que je sois au monde.
Et aux violences fabuleuses qui ont pu me traverser ces dernières lunes avec toi,
je pourrais aussi bien vivre dans un petit studio de vingt mètres carrés à Perpignan,
quand tout, de l'espace, la beauté, la grandeur, tout ce dont j'ai besoin pour exister et sourire,
je l'ai dans ma petite caboche de petit poète raté mais amoureux.

Je peux changer mon fusil d'épaule. C'est l'autre épaule d'un même buste. Et le même fusil.
Je n'arrêterai d'écrire qu'en arrêtant de respirer. Et inversement. C'est ma seule façon d'être.
Quitte à me faire les questions et les réponses quand on ne m'y oppose rien.
C'est pour combler le silence que j'écris. Comme d'autres peuvent partir en Afrique du Sud.
Dans ces nuits où j'écoute de la musique brésilienne à fond dans mes écouteurs
pour ne pas m'entendre hurler moi-même, et qu'il faut que je serre les dents.
Je n'ai pas l'intention de passer l'arme à gauche. Et je ne m'en vais pas.
Je mobilise au contraire, après la tempête, les forces qu'il me reste pour aller de l'avant.
Le platane est rincé par l'orage. Et je suis sur le pont pour continuer mon oeuvre.
J'ai appris avec toi mon amour que j'étais meilleur écrivain heureux que malheureux.
Lorsque je pensais jusqu'alors n'avoir un peu d'allure qu'en étant dans le noir,
dans la cruauté du désespoir, et les désillusions amères.
Et des valeurs premières que l'on peut bien moquer, sont revenues triomphantes avec toi.
Et je n'ai eu d'autres choix que de refléter ici tout le soleil que tu m'as mis dans la tronche.
Pas pour devenir un auteur du bonheur comme on trouve une niche éditoriale,
mais parce que c'était ce que je vivais au plus profond de mon être, et que,
je l'ai déjà écrit, le bonheur, comme le malheur, doit être partagé pour être supportable,
surtout quand il atteint d'aussi hauts sommets d'intensité, qui peuvent bien renvoyer Paris,
New York, et même Johannesburg à leurs études, comme à leur vacuité.
Je m'emmerde à la plage. Je m'emmerde dans les bars. Je m'emmerde aux spectacles.
Je m'emmerde partout où il ne se passe rien. Et je n'ai plus l'âge d'aimer perdre mon temps.
Puisque je m'ennuie, comme tout le monde, à tout ce qui ne se passe pas en moi.
Je m'épuise peut-être si les mots que j'emploie ne savent plus se frayer un chemin jusqu'à toi.
S'ils ne résonnent plus. S'ils ne t'évoquent plus rien. S'ils ne t'insufflent plus aucune énergie.
Quand j'ai toujours à coeur qu'ils te donnent du courage si tu en manques, s'il t'en faut,
comme de la confiance en toi, en moi, en nous, dans l'univers entier et au destin peut-être.
Mais il est toujours essentiel et vital pour moi de graver quelque part dans ce monde,
même en manquant ma cible, tout ce que je refuse de voir gâché ou perdu,
quand la seule haine dont je suis capable est celle que je nourris toujours
contre le renoncement et ce qui laisse entendre qu'on fait tout ça pour rien.

 

 

 

Philippe LATGER
Juillet 2013 à Perpignan
    

Publié dans 40 lunes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article