Enfin le vin de messe

Publié le par maison-latger

 

 

Au bout de la rue, le ciel est trop clair mais mes yeux la distinguent.
Elle me saute au visage comme une hostie entamée d'une bouchée, presque pleine.
Je souris avec une envie de fondre dans un torrent d'émotions toutes contraires.
Comment fais-tu pour tenir la distance ? Comment est-ce que je fais. Est-ce que je sais...
La lune en plein jour. Au fond de la rue. Qui revient dans sa ronde. A sa place.
Je suis dans l'épaisseur de l'air de Hong Kong et son humidité crasse.
J'ai 27 ans. Je ne sais pas que tu existes quelque part sur la terre.
Cela m'avait-il empêché d'être heureux ? Je vivais au Québec. Je voyageais beaucoup.
Mais ne savais rien du bonheur d'être aimé et d'aimer comme je t'aime.
Je descends d'un autobus à St-Bernard-de-Lacolle à la frontière américaine.
Présenter mes papiers. Comme chaque fois que j'allais à New York depuis Montréal.
Une histoire d'amour. Encore une. Quelqu'un qui n'était pas libre. Qui avait une famille.
Un coup de foudre. Le monde a basculé. Quelques mois avant la chute du World Trade Center.
On ne peut pas avoir une relation avec une personne mariée. Pourquoi faire ?
Je me suis assis sur mes principes. Et dans un autobus Greyhound. J'étais tombé amoureux.
Une nuit à Chelsea. Il fallait que j'y retourne. J'ai pris mon passeport. Sur un coup de tête.
La tête qu'on m'a coupée, à la frontière. Je ne suis pas remonté dans l'autobus.
On m'a crevé le coeur. Les bureaux de l'immigration. Impossible d'entrer sur le territoire.
De rejoindre mon amour à Manhattan. Qu'est-ce que je fabriquais au juste ?...
Il ne faut pas avoir de relations avec une personne mariée.
Que j'allais retrouver à Paris. Puisqu'il y avait une revanche à prendre.
Une deuxième chance. Que je n'ai pas prise. Je ne savais pas que tu existais.
J'étais jeune et je ne pouvais pas partager. Je ne pouvais pas endurer la distance.
Mon appétit d'ogre exigeait que la personne choisisse. Et c'est moi qui ai choisi.
Me griffant les jambes et les bras aux orties. M'écorchant les genoux. Dans mes barbelés.
La rage d'aimer. De vouloir être aimé. Ma mère dans les gradins du Hollywood Bowl.
La lune au-dessus des collines de Los Angeles. Encore elle. Pour bénir des retrouvailles.
Avec la femme que j'avais perdue et que j'avais cherchée à l'autre bout du monde.
Manuel de Falla... Des plages de Cadix à celles de Malibu. Et sur Sunset Boulevard.
L'Espagne sur le Pacifique. L'Andalousie californienne. Le chignon de ma mère.
Ses yeux gris dans les miens. Quelque chose de kabyle. La nuque dégagée.
Je ne savais rien du bonheur. J'étais juste égaré. Alcoolique. Orphelin.

Barcelone en été. C'était le seul Eden.
Le paradis terrestre. Que je m'épuise en vain à vouloir reconstruire.
Celui de mon enfance. L'amour omniprésent et inconditionnel.
L'enfant était aimé, admiré, sollicité, encouragé. Le sourire solaire.
Quand mon visage rayonnait simplement des lumières qu'il recevait du monde.
Je les réfléchissais. Comme la lune dans le ciel. N'en étais pas la source.
Avant les turbulences qui étaient prévisibles aux abords d'un autre âge. La sexualité.
Avec laquelle la nuit imposait ses noirceurs et de nouveaux contrastes.
Pouvais-je savoir que je fouillais la terre pour trouver tes empreintes ?
Sur la route d'Argelès... Ivre au volant en rentrant du Playa à insulter mes chances.
A ruiner ma santé et provoquer la mort avec une jubilation de connard désoeuvré.
J'ai bu jusqu'à Bordeaux. Et Montréal. D'une rue Ste-Catherine à l'autre.
Des deux côtés de l'Atlantique. A chercher une bouche où porter mon goulot.
A chercher des mains pour malaxer mon sexe, en tirer quelque chose.
J'ai vomi le plaisir. Je cherchais autre chose. Quelque chose de pur. De brillant.
L'absolu de confiance. Me donner à quelqu'un. Rêver d'être à quelqu'un.
Il fallait choisir. C'est ta famille ou moi. Comment avais-je pu exiger un tel choix ?
Aux erreurs de timing, je vidais mon whisky. C'était perdu d'avance.
Paris nous fut fatal. Loin d'une marche nocturne. D'un baiser à Times Square.
Aux erreurs de casting, je vidais la bouteille.

La lune à Perpignan. Au bout de la rue de la Révolution Française.
Elle brille à peine, mais je la vois. Sur le ciel bleu. Puisqu'il fait jour. Puisqu'il fait beau.
Elle sera pleine bientôt. Et je te mordrai les mollets. Les cuisses. Et deux lèvres humides.
Où je boirai ton âme à m'en bourrer la gueule. Ivre de ton amour et de ta perfection.
Te serrer dans mes bras à m'en briser les jambes. A m'en briser les os.
Mes côtes céderont. Sans m'effondrer pourtant. Quand je serai en toi. Que j'aurai pénétré.
Encastré dans ton corps. Au plus près de toi-même. Jusqu'à devenir nous.
Je te veux. Et j'en pleure à la beauté du monde que tu rends acceptable.
Au parcours de ce gosse qui a cherché la lumière dont on l'avait privé.
Le bonheur est ce soir un mal insupportable. Que ton étreinte seule parvient à soulager.
Je regarde deux photos sur mon ordinateur. Et trouve une expression de l'enfant que tu étais.
Et celui que je suis veut jouer avec toi, apprendre à te connaître, et cherche à t'amuser.
Il cherche à te faire rire. Il aime t'entendre rire. Il aime être avec toi.
La lumière qu'il diffuse ne vient pas de lui. Il te renvoie la tienne. Qui est éblouissante.
Captivé, je regarde les traits que je connais par coeur et qui font un visage.
C'est le portrait-robot de l'enquête d'une vie. Les pommettes et les joues. Et l'arête du nez.
L'espace entre les sourcils. La forme des yeux. J'allonge les cils sous la mine du crayon.
Pour égaler les tiens qui sont deux accents graves qui n'en finissent pas.
Bouleversé par ce sourire qui m'est adressé comme si tu me reconnaissais encore.
Aussi franc qu'à ton premier regard, au jour de la rencontre.
Je dessine la mâchoire et la lèvre inférieure. J'aligne des dents blanches.
Quelques grains de beauté. A cet air juvénile qui désarme le diable et ses troupes humaines.
J'avais attendu toute ma vie. Dans le jardin de Bompas aux crépuscules de juin.
Dans le bus cafardeux qui menait au collège. Sur les bancs de la fac. Dans les boîtes de nuit.
J'avais un seul visage au crayon à papier. Une peau. Une voix. Une raison de vivre.
Au bar du Unity, au hublot de l'avion, dans les chambres d'hôtel, au bord de la piscine.
J'attendais que la lune exauce mes trois voeux qui étaient tous le même.
Il fallait que je boive pour noyer ce délire, ce rêve de gonzesse, ce désir romanesque.
Quand je ne pouvais croire qu'être heureux fût possible en étant amoureux.

Je regarde l'écran et je brille. Comme tes yeux qui semblent me regarder.
Et je me dis que tu es la plus belle chose du monde. Et je n'en reviens pas.
Aux lunes égrenées, j'ai oublié Sydney et Bali, Istanbul et Paris.
L'autobus au milieu de nulle part. St-Bernard-de-Lacolle.
J'ai oublié ces vies que j'ai vécues sans toi. Qu'il fallait traverser.
Tout ce qu'il y a eu de torpeurs et d'ennui, de plaisirs dérisoires et de mutilations.
J'ai oublié l'été où j'ai touché le fond. Où je n'aurais pas simplement voulu mourir.
Mais pire encore, n'avoir jamais vécu ni existé.
Une chose que même le suicide aurait été impuissant à résoudre.
Dans cet appartement où je me suis écroulé ne me nourrissant plus.
Où je ne voyais plus d'issues. Convaincu que j'étais. Que j'avais fait mon temps.
Et grillé mes cartouches. Que, de cette vie sur terre, le meilleur était déjà derrière moi.
Quelle folie mon amour. Quand j'étais à quelques mois de te trouver seulement.
Quel drame cela aurait été que je me fiche en l'air si près de la rencontre.
Un gâchis pathétique et absurde comme je l'aurais aimé jeune homme.
Il fallait que j'en passe par là pour m'extirper d'un monde qui m'avait dévoré.
Où j'avais fini par étouffer de mes propres mains l'enfant que j'ai été. Celui que j'ai trahi.
Il n'en restait plus rien. J'avais perdu la route de Barcelone. Le goût pour le miracle.
Celui pour la fête et l'amitié. Celui pour les autres. Perdu le goût de moi.
Que tu allais me rendre. D'un seul regard dans la rue. Sur la place Molière.
Que je retrouve sur deux photos ouvertes sur l'écran qui me révolutionnent.
L'électrochoc. Le bouche à bouche. Un regard. Le coup de foudre.
Et ce sourire pour mettre le feu aux poudres. Le Mont des Oliviers.
Ai-je rêvé tout ça ?...
J'ai croqué dans la pomme. Ce n'est pas une hostie ni un croissant de lune.
L'arbre de la connaissance. Et le jardin d'Eden. Mon émancipation.
Barcelone de l'enfance mais en mieux puisque tu n'y étais pas,
parce que nous sommes adultes, et que je n'avais pas idée de ce bonheur que c'est
d'avoir eu mille vies pour arriver à toi, les réconcilier toutes et leur donner un sens.

 

 

 

Philippe LATGER
Mai 2013 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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