Jour J

Publié le par maison-latger

 

 

J'ai dormi chez ma soeur pour être sur place au moment du départ.
La chambre de ma nièce. Abandonnée depuis que ma filleule est partie faire ses études.
Pharmacie. A Montpellier. Les petites ont grandi. Les filles sont des jeunes femmes.
Et les deux chambres d'enfant, à l'étage, sont devenues des chambres d'amis.
Nous avons dîné sobrement sous le préau aménagé de la maison de village, en cayrou,
et tout le monde a regagné ses appartements de bonne heure. Il était encore tôt.
Nous devions nous lever à six heures. Pour prendre la route. Obsèques à 10h15.
J'avais pris avec moi de quoi travailler. Je n'avais pas sommeil. J'avais du temps.
Et au milieu de ce décor girly, j'avais une publication à étudier sur ce qui m'occupe.
Une partie du patrimoine de Perpignan. Couvrant la période qui m'intéresse.
Nous étions près du but. Demain à la même heure, tout cela sera fini.
J'essayais de m'en convaincre en tentant de me concentrer sur un texte universitaire.
A vrai dire, même pas. Il m'a paru plutôt bâclé et approximatif. Il fallait m'y accrocher.
D'autant que je n'avais accès à aucune connexion pour t'écrire.
J'ai pris des notes. Appris des choses. J'optimisais cette séquence intermédiaire.
Dans cette grande maison où même les animaux, chien et chats, semblaient dormir.
Le silence. A l'intérieur. Comme dans la rue. Pourtant passante. Pas un bruit.
Faire travailler mes méninges à autre chose gardait la mort à bonne distance.
La mort. Ou l'angoisse. Celle du vide. De la solitude. Ce genre de choses.
La suspension Années 60. Au milieu de la pièce. Un cadeau que j'avais fait à Ingrid.
A un moment où elle était soucieuse de la déco de sa chambre. Au collège ? Au lycée ?
Elle était désormais à Montpellier. Quand sa soeur, avant elle, y avait vécu aussi.
Aucune des deux ne pourraient venir demain. Chacune avait ses impondérables.
Emilie travaillait. Ingrid préparait ses examens. Le réveil à six heures. L'autoroute.
C'est arrivé très vite. Endormi autour de trois heures, ma soeur est venue me réveiller.
Il faisait encore noir. Mon cerveau a vite recomposé le contexte. Me rappeler où j'étais.
Pourquoi j'y étais. Ce que nous avions à faire. Et je suis descendu pour petit-déjeuner.
Ma soeur a une belle maison. Agréable. Même aux petites heures du matin.
J'ai mangé. Je suis passé sous la douche. Nous étions sur le départ et nous sommes partis.
L'aller-retour dans la journée. A Toulouse. Encore Toulouse. Pour enterrer Maria.
J'avais dormi trois heures. Et n'étais pas mécontent d'être dans un état second.

Aux abords de l'église St-Jean, je suis à l'affût, je te cherche.
Quand je n'aurais pas été surpris de te trouver là, sur le parvis où tu n'es pas.
Quelqu'un apparaît, sort de la rue de la Cité Bartissol, une silhouette,
et je force ma myopie pour en avoir le coeur net. Mais non. Ce n'est pas toi.
J'arrive avec mes provisions dans ma rue et mon sexe qui débande.
Tu n'es pas devant la porte de l'immeuble, et je m'attends donc simplement
à ce que tu me rappelles au téléphone, comme il fut convenu quelques minutes plus tôt.
J'allais probablement avoir le temps de ranger mes courses et de me mettre à l'aise.
Me mettre en condition pour t'écouter, avoir une conversation qui s'annonçait sérieuse,
comprendre ce qui n'allait pas, comprendre ce qui nous arrivait, ce qui t'arrivait,
trouver ensemble le meilleur moyen d'être moins malheureux, de nous sortir de là.
A ce stade, déjà, le cauchemar de la veille avait été battu en brèche.
Parce que tu m'avais quand même écrit le matin. Même peu. Même froidement.
Que cela signifiait clairement que tu n'avais pas tout à fait renoncé.
Cela avait été assez pour allumer une petite lueur d'espoir dans un coin de ma tête.
Pour me remettre en selle. Pour me rendre ma combativité. Ma détermination.
Il n'était pas possible que je te perde maintenant. Il n'était pas possible que je te perde.
Et ton appel, à l'instant, confirmait la tendance. Cela ne pouvait pas être fini.
Si tu vas mal. Si tu m'appelles pour me dire que tu vas mal. C'est bon signe pour moi.
Cela veut dire que tu attends encore quelque chose de moi. Que tu as besoin de moi.
Et je sais déjà que je ferai tout pour que tu n'ailles plus mal.
Je me battrai comme un lion. Pour que nous retrouvions le soleil. Le ciel bleu.
Je me battrai contre la mort elle-même. Contre l'oubli et l'abandon.
Pour donner du sens à ce qui n'en a pas. Pour que l'expérience vaille la peine d'être vécue.
Le chagrin que je traîne à avoir entendu ta voix triste, la culpabilité avec, puisque je sais
que j'ai ma part de responsabilité dans ce qui te mine, ne sont rien face à ma volonté,
celle de tout remettre sur les rails, de tout remettre d'aplomb, malgré les coups et les bosses.
Je rentre chez moi avec une foi nouvelle, de l'énergie, vitale, sexuelle, d'outre-tombe,
et cette résolution furieuse, celle de tout faire pour que tout redevienne comme avant.

La voiture s'éloignait de Perpignan à mesure que la nuit reculait.
Aux abords de l'étang de Salses puis de Leucate, le soleil se levait, embrasait le ciel,
sublimait les lagunes, les broussailles, la roche brute des Corbières que nous traversions.
La mer était paisible. Une étendue vierge, d'une pureté bouleversante. Celle de l'aube.
Saluée par l'envol d'échassiers et les moulinets d'éoliennes laborieuses.
Ma soeur et mon beau-frère devant. Je suis installé sur la banquette arrière.
Je connais la route par coeur. Fitou. La Palme. Sigean. Narbonne. Puis cap sur Toulouse.
J'ai fait ce trajet mille fois. En voiture et en train. Au volant comme en tant que passager.
Lézignan. Carcassonne. Nous serons à l'heure à l'église de Castelginest.
Je me prépare psychologiquement à deux choses. A la douleur et à la colère.
L'affliction d'abord, à voir les gens que j'aime désemparés. Ma tante Juliette.
Mon oncle Ambrosio. Mon cousin Frank. Ce sera cruel. Atroce. Terriblement éprouvant.
Et la colère ensuite. Aux codes et aux représentations sociales. A l'hypocrisie.
Deux choses aussi insupportables l'une que l'autre propres aux enterrements.
Je respire profondément. Comme si je m'apprêtais à plonger en apnée.
Quelques jours plus tôt, il m'avait semblé que je n'aurais pas la force,
que je ne serais pas prêt à faire face à ces deux sources d'indignation et de révolte.
Mais il s'était passé quelque chose depuis. Quelque chose avait changé
Et je partais finalement avec une force nouvelle qui me donnait du courage.
Je ne partais pas tout seul. Non. Je n'étais pas seul. Et ça changeait la donne.
J'avais une base arrière solide, un lieu de repli, providentiel, une colonne vertébrale.
J'allais seul rejoindre mon clan. Ma famille. Mais cette solitude était un leurre.
Mon armure invisible, j'avais pu l'endosser, m'en parer, la passer, l'ajuster au matin,
dans la salle de bains chez ma soeur lorsque je m'habillais avec des gestes précis,
rituels, comme ceux du torero avant de descendre dans l'arène.
Mon gilet pare-balles. Une cotte de mailles infaillible. La meilleure protection.
Qui ne me rendrait pas imperméable au désespoir de mes proches, certes,
mais qui me permettrait de tout traverser, et me sauverait la vie.

Entre mes façades et le presbytère, je vois bien que la rue est vide. Personne.
J'en suis à peine déçu, quand je sais que je vais te parler de toute façon.
Que c'est une affaire de minutes. Et que j'en saurai plus sur tes motivations.
Impatient. J'enfonce la clé dans la serrure de la porte de l'immeuble et je rentre.
Dans le couloir, il fait noir. J'appuie sur l'interrupteur pour enclencher la minuterie.
Un coup d'oeil dans l'escalier et je me retourne pour fermer la porte. Pulvérisé.
Je m'effondre déjà. Debout. Soufflé par une explosion. Je dois reprendre mes esprits.
Quelqu'un était assis dans le noir. En haut de l'escalier. Et je lui tourne le dos.
Voûté sur le loquet. Je reprends mon souffle. Retarder quelque chose qui menace.
Rester digne. Je ne sais pas si ça dure. Ces quelques secondes. Accélérées.
Interminables. Où je te tourne le dos, dans le couloir, avec mes provisions.
J'ai aperçu ton visage. Ton regard. Dans l'instant furtif d'une décharge électrique.
Je savais. Je n'étais pas surpris. Je savais. Encore fallait-il pouvoir y croire.
Je me reprends. Me retourne. Te fais face. Toi qui avais pris place sur la dernière marche.
Tu te lèves. Je monte l'escalier. Je monte vers toi. Je monte aussi vrai que je m'effondre.
Je monte et je descends à la fois. Je monte te rejoindre quand je tombe. Chute libre.
Une marche après l'autre. Aucun mot ne peut sortir de ma bouche. Je tombe.
A l'envers. En haut de l'escalier. Dans tes bras. Je m'accroche. Tu me tiens.
Tu m'autorises quelque chose de rare. Je craque. Tout craque.
En haut de l'escalier. Dans le grésillement de la minuterie. Tes bras. Ta chaleur.
Le nez dans ton manteau. Agrippé à tes épaules. Je n'ai plus ma mère pour ça.
Etre libre de redevenir un gosse. Je n'ai plus ma mère pour ne plus être un homme.
Pour me montrer vulnérable. Pathétique. Tu me tiens. Et je peux être moi.
Me laisser aller. Dans des bras qui ne sont pas ceux de ma mère. Mieux que ça.
Les bras de la personne que j'aime. Où je me liquéfie. Où je peux être consolé.
Tu me serres contre toi. C'est chaud et confortable. Et je peux lâcher la douleur.
La laisser couler. La laisser partir. Quand je m'accroche à toi pour ne pas partir avec elle.
Tu me tiens. Me retiens. Sur le palier. Et ton étreinte maternelle me dit " c'est fini ".
L'accolade fraternelle, amicale, amoureuse. Quand tout s'y mélange et s'y démultiplie.

Nous nous extirpons de la cage d'escalier quand je t'ouvre finalement ma porte.
Je la referme derrière nous. Comme un rideau sur le reste du monde.
Et dans mon studio, la deuxième étreinte est déjà plus classique. Même violente.
Aussi intense que la première. Mais qui ressemble davantage à celle de nos retrouvailles.
Moi qui venais de traverser Perpignan à la hâte pour te venir en aide.
C'est toi, en fait, qui avais volé à mon secours. C'est moi qui avais besoin d'aide.
Et je suis piteux d'être à l'origine de tout ce cirque. Mon visage dans ton col. Contre toi.
Je te respire comme le gosse respire son doudou. Avant de redevenir adulte.
De redevenir l'homme, sexué, qui te désire aussi. Je me reconstitue. Je me reconstruis.
Je rassemble à ta chaleur, à ton cou, quarante ans d'existence, quarante ans d'une vie.
Je t'aime. D'une façon impossible à décrire ni à imaginer. Comme je n'avais jamais aimé.
Et te perdre aurait été la pire de toutes les catastrophes. Mon amour. Eternel.
Tu t'allonges. Sur le dos. Je m'allonge. Sur le flanc. A tes côtés.
Tu regardes le plafond. Tu prends ma main. Tu l'ouvres et la plaques sur ton coeur.
Depuis la voiture qui file sur Toulouse, je regarde le paysage du Lauragais.
Avec cette image en tête. Avec cette impression dans mes fibres. Je suis ailleurs.
Je suis à côté de toi. Nous sommes allongés sur mon lit. J'ai ma main ouverte sur ton coeur.
Et je t'ai dit que je pourrais mourir ainsi. Contre toi. Avec toi. La main sur ton coeur.
C'est à ce repos que je pourrais partir. Renoncer à tout. Au soleil. Au ciel. A la mer.
Au repos de cette confiance. L'assurance d'exister pour quelqu'un. D'être avec quelqu'un.
D'être autre chose que moi-même. D'être deux peut-être. Trois heures de sommeil
.
Six jours de loopings et de sensations fortes. Et je peux enfin affronter un caveau ouvert.
Une famille endeuillée. Et des conversations dont je n'ai pas envie.
En haut de l'escalier, c'était la fin du calvaire. Où l'on pouvait me décrocher du supplice.
Tu étais là pour me réceptionner. M'envelopper de toi. Panser mes blessures.
Les bras où reprendre ma respiration. A tes baisers. Le bouche-à-bouche.
Pour me réanimer. Me réveiller d'un long cauchemar. Avec soulagement.
Quand à tout ce chaos tu étais la seule consolation possible. Le seul antidote.
Tu étais la seule aide. Celle que j'attendais. La seule que je ne pouvais pas refuser.

Deux rangs derrière, dans le carré de la famille, je regardais mon père, du coin de l'oeil.
Je voyais ses mâchoires serrées. Imaginais ce qui pouvait le traverser.
L'affection pour sa belle-soeur. Une affection sincère. D'autant plus qu'elle fut présente,
et providentielle, pour supporter la tragédie des derniers jours de ma mère.
Angèle. Ma mère. La femme de sa vie. Quand enterrer sa soeur consistait ni plus ni moins
à réouvrir des plaies qui ne cicatrisent jamais complètement.
Et puis, c'est l'affaire d'une génération, dont les témoins se raréfient inéluctablement.
Quand ils disparaissent les uns après les autres. Peu à peu. Il est là. En première ligne.
Je regarde mon père qui a sans doute dû se demander. Après Maria, à qui le tour ?...
Juliette se tient debout entre ses enfants. La dernière des trois soeurs De la Hoz.
Et j'embrasse du regard cette génération au-dessus de la mienne qui résiste comme elle peut.
Les survivants qui s'inclinent devant l'autel et ce cercueil où repose le corps de ma tante.
J'entends le rire de Maria. Je le tiens. Avec une précision d'orfèvre. Un rire inimitable.
A côté de Corinne, je me tiens debout. Je ne vais pas communier. Parce que je suis croyant.
Que je n'ai aucune démonstration à faire aux autres de ce que je pense, de ce en quoi je crois.
Je ne veux pas me donner en spectacle. Même lorsqu'il faut défiler devant le caveau.
Quelques minutes plus tard. Dans le cimetière. On distribue des roses aux neveux.
Maria n'avait pas d'enfants. Les neuf neveux et nièces sur les dix qu'elle a eus.
Et dont je fais partie. Quand Sabine, déjà, nous avait quittés à l'âge de seize ans.
Nous étions neuf et je ne pouvais pas ici me désolidariser ni faire l'intéressant.
Après Frank, après mon frère, bouleversé de les voir bouleversés, je prends une rose,

je m'exécute, je prends la rose qu'on me donne pour la poser sur le cercueil de Maria.
Mon visage se tord et se déforme. Une grimace étrange qui changent tous mes traits.
Je pars quelque part à gauche au milieu d'autres tombes où je peux retrouver mon apparence.
Mes yeux. Mon nez. Ma bouche. Ma gorge. Tout est irrité. Brûlé. Je suis un tas de cendres.
Et à ma respiration s'allument des braises. Mon amour pour toi. Mon amour.
Je ne suis pas éteint. Je suis toujours vivant. Prêt à me consumer. Encore. Et encore.
A la grille du cimetière. Mon frère cherche quelque chose. Le trouve dans mes bras.
Il y craque. Il s'y effondre. Je l'enveloppe. Et je le tiens. Je le retiens. Fermement.
Et je peux le soutenir quand quelqu'un m'a soutenu de la même façon quelques jours plus tôt.
Pour m'en donner la force.

Je ne savais pas quel était le problème. Ni même s'il y en avait un.
Maria n'avait pas d'hommes dans sa vie. N'aimait-elle pas le sexe ?
N'aimait-elle pas les hommes ? Etait-elle vierge ? Abstinente ? Indifférente ?
Maria ne s'était jamais mariée. N'avait jamais été en couple. Avec personne.
N'avait jamais quitté ses parents ni le cocon familial. C'était comme ça.
Et si, enfant, la question avait pu être posée, sa situation était acquise et acceptée.
D'autant plus dans une famille où l'on ne parlait pas de ce genre de choses.
Son célibat n'était pour nous ni étrange ni suspect. C'était Maria.
La sainte qui s'est occupée de ses parents, qui s'est occupée de notre grand-mère.
Je savais qu'elle en pinçait pour Errol Flynn. Et pour William, bien sûr,
ce jeune prisonnier allemand qui avait vécu et travaillé dans l'entreprise de mon grand-père.
Qui était si beau, si gentil, si bien élevé. Dont les trois soeurs avaient été amoureuses.
Mais personne ne m'avait jamais parlé ne serait-ce que d'une histoire d'amour.
Sauf cette fois, où, tout de même. On m'avait parlé de quelque chose.
Un garçon du quartier. Un très gentil garçon. Et puis un drame. Survenu trop tôt.
Un secret que Maria emporte avec elle. Que je ne veux pas connaître.
Quand j'ai toujours vu en ma tante une vieille fille espagnole qui portait le deuil.
Sans l'austérité que l'on imagine. Quand elle était solaire et généreuse.
Mais avec une abnégation qui s'acharnait manifestement à masquer des blessures.
A Castelldefels, elle repeint les grilles blanches des fenêtres, vernit les boiseries,
s'occupe de la maison comme de son propre enfant. L'Eden que je lui dois.
Que nous lui devons tous. Ce paradis perdu que j'ai pleuré dans tes bras.
Ce bonheur. Merveilleux. Dont je suis fait. Marqué au fer rouge.
Je n'aime pas la corrida. Je suis la corrida. Je n'aime pas le flamenco. Je suis le flamenco.
Je suis l'Espagne. Et sa dramaturgie. La rage d'un désespoir brûlant aux beautés de ce monde.
La lutte pour trouver la lumière dans les pires noirceurs. Que j'arrache de mes mains.
Pour embrasser la mort. Ou apprendre à l'aimer.

 

 

 

 

Philippe LATGER
Février 2014 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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