Le 12

Publié le par maison-latger

 

 

Le destin. Bien sûr.
C'est ce que l'on peut nommer une fois les choses faites.
Je ne sais pas si ce sont des forces extérieures qui ont guidé mes mains ce soir-là.
Lorsque, j'y repense, il y avait un concours de circonstances, une suite logique,
un enchaînement d'idées qui se tient, implacable, comme aux dominos en cascades.
C'est cet évènement extérieur qui a mis le feu aux poudres.
Improbable. Un match de football. Pour moi qui ne m'y intéresse pas.
Mais le pays qui fêtait sa victoire, jusque dans mon quartier, dans un Roussillon reconquis,
ne pouvait pas me laisser indifférent, a pu même réveiller un sentiment d'appartenance.
L'Espagne. Une moitié de moi. Qui suis revenu au lieu où je suis entier. La frontière.
Ma fidèle table en noyer placée face à la seule fenêtre de mon logement d'alors.
Je suis à mon bureau. A mon ordinateur. Il fait déjà chaud. La fenêtre est ouverte. Sur la nuit.
Sur la rue. Alfred de Musset. Je suis à peine tombé de l'arbre de mes cinq années à Paris.
Je suis encore couvert d'ecchymoses. Meurtri. Et je respire l'air de ma ville natale.
Perpignan qui m'avait recueilli. Et son parc, tout proche, pour rouvrir mes poumons.
Je n'avais pas regardé la télévision. N'étais même pas au courant qu'il y avait un match.
Et j'ai levé le nez aux premières démonstrations de joie qui éclatèrent alentour.
Il se passait quelque chose. Une euphorie communicative qui prenait de l'ampleur.
Je venais de sauver ma peau. Et j'étais attentif aux moindres signaux d'embellies.
Quand j'avais le besoin de rebondir au plus vite. De me remettre en selle.
Et je devais saisir toutes les opportunités qui pouvaient se présenter.
Je cherchais sur internet. Etudiais le terrain. Voir qui faisait quoi dans ma ville.
Que j'avais abandonnée trop longtemps. Les choses avaient eu le temps de changer.
Je n'étais pas vraiment en état de songer à ma vie sentimentale et sexuelle.
Il fallait d'abord reprendre de l'assurance, une assise, une activité, rencontrer du monde.
J'avais repris contact avec des gens, annoncé mon retour, et j'allais m'intéresser
à ce que faisait la Casa Musicale et la Fédération des Oeuvres Laïques.
J'écrivais des mails. Prenais des rendez-vous. Décidé à ne pas me laisser abattre.
Facebook me permettait de voir, parmi mes amis, et leurs amis ensuite,
ceux qui travaillaient dans un domaine où j'aurais pu apporter quelque chose
ou proposer mes services. Je faisais de la prospection.
Et c'est l'Espagne, par des voies détournées, qui est venue, un soir,
dans ma fenêtre, me lever le menton.

J'étais seul depuis longtemps.
Le besoin de passer à autre chose après une histoire de trois ans,
m'avait mis sur une voie de garage où n'avaient défilé que des corps de passage.
Et j'avais sans doute une part de moi qui rêvait tout de même de rencontrer quelqu'un.

Ce qui expliquait une émotivité exacerbée, la perte de confiance qui s'était logée en moi.
Comme une balle dans la poitrine. Dont je ne sentais même plus la présence.
Je n'aurais pas réagi aussi fort à la victoire de l'Espagne si j'avais eu quelqu'un dans ma vie.
J'aurais été occupé à faire l'amour ou autre chose, et n'aurais pas été aussi touché que je le fus.
C'est parce que j'étais seul que cette ambiance festive a pris de telles proportions.
Il y avait un fond de mélancolie que je pouvais déceler dans le sourire qui a déformé ma barbe.
Et comprenais qu'il y avait un brin de misère affective à être aussi perméable et ému.
Des voitures klaxonnaient dans la rue. On chantait. On riait. On criait.
On déployait des drapeaux rouge et jaune, assis sur les portières aux vitres baissées.
Les gens étaient heureux. Et je ne l'étais pas. Ou seulement par procuration.
J'ai renoncé à sortir. Pris le parti de continuer à explorer le web en profitant de la fièvre.
Qui, parce qu'elle était espagnole, ouvrit une boîte de Pandore où mon enfance était retenue.
J'étais resté si loin de mes pinèdes et de ma Méditerranée. Il y avait des retrouvailles.
Et je savais qu'il était question d'une façon ou d'une autre de renouer avec moi.
La liesse dans Perpignan me portait. Me boostait. Me remobilisait.
Et parmi tous les contacts Facebook dont je ne connaissais vraiment qu'un cinquième,
passant en revue ceux qui m'avaient sollicité ou accepté dans des logiques de réseaux,
je feuilletais des pages d'inconnus liés à l'édition, à la chanson, à la poésie ou au jazz.
Quand un profil en particulier attira mon attention. J'ai relevé un sourcil.
Forcé mon regard comme pour m'aider à me concentrer. Cliqué sur About.
Aux amis communs que nous avions, bien sûr, cela n'avait rien d'étrange ni de suspect.
Lorsque, honnêtement, j'aurais été incapable de situer dans le temps le moment du contact.
Depuis combien de temps étions-nous amis sur FB ?... Forcément après tel spectacle. Oui.
Auquel j'avais participé en tant qu'auteur. Mais quand exactement ? No idea.
A vrai dire, peu importe. Il y a tant de personnes sur ce réseau dont je ne sais rien.
Je ne me rappelle pas par quel chemin je suis arrivé sur ce profil. Agréable à regarder.
Ce qui a probablement joué inconsciemment dans l'intérêt soudain que je lui ai porté.
Mais il fallut que ce qu'il y avait sur le mur me plaise assez pour avoir envie d'avancer,
des photos, des vidéos, assez pour avoir envie d'en savoir davantage.
En brassant ces informations, j'ai fini par me piquer le doigt sur une donnée capitale,
et la vive décharge électrique que cela produisit dans mon cerveau m'indiqua une chose.
L'aiguille dans la botte de foin. J'avais trouvé quelque chose. Ou quelqu'un.
La donnée qui se planta comme une écharde était le fait que ce quelqu'un était d'ici.
Le contact s'était fait quand j'étais à Paris, dans l'indifférence, quand je n'avais eu
aucune curiosité particulière pour ce nom et ce visage. Et ici, tout à coup, ce fut une surprise,
je découvrais que cette personne vivait et travaillait dans ma bonne vieille région. Chez moi.
Il n'en fallu pas plus pour me convaincre de me manifester aussitôt.

Nous n'étions plus à huit-cents kilomètres de distance.
Et la rencontre était possible. Je me suis présenté brièvement.
Une collaboration professionnelle était vaguement possible et envisageable.
Quand il s'agissait d'abord de dire que j'existais, que j'étais à Perpignan, et disponible.
Lorsque je sais que le contact aiguille sur d'autres contacts dans leurs ramifications.
Ce que l'on fait virtuellement sur internet, j'avais à coeur de l'incarner davantage.
Il fallait que je sorte de ma coquille. Que je sorte la tête de l'eau. Rencontrer les gens.
Me faire connaître. Et mes intentions ne me paraissaient pas aller au-delà de ça.
J'en étais si bien convaincu que je n'ai eu aucun mal à être simplement sympathique.
Il n'y avait aucune ambiguïté dans mon message. Pas l'ombre d'un calcul clandestin.
Ce profil était intéressant, son travail aussi, et, porté par l'euphorie environnante,
l'humeur solaire et généreuse, je n'ai eu aucun effort à faire pour trouver le ton juste.
S'il n'y avait pas eu de goût ni de temps pour une rencontre, pas de problèmes,
puisqu'il n'y avait pas d'enjeux, quand c'était une occasion d'exprimer des encouragements,
et de sincères félicitations, pour ce que je venais de découvrir, et nous en restions là.
Autant dire que je n'attendais rien de ce mail. C'était gratuit. Bienveillant et gratuit.
Une manifestation presque puérile d'une joie intense que je ne pouvais pas garder pour moi.
Quand il y avait cette Espagne victorieuse qui avait réveillé mon sang et ma texture.
Comme lorsqu'on est amoureux. Cette envie de sourire et de dire bonjour à tout le monde.
Une montée de dopamine. D'adrénaline. Euphorisante. La Coupe du Monde 2010.
Je suis heureux d'être revenu sur mes terres catalanes. Sauvé des eaux. A Perpignan.
Alors que je recensais méthodiquement les gens qui y faisaient des choses de qualité.
C'était le cas pour cette personnalité. Que je venais de découvrir. Magnifique.
Et cela apportait de l'eau à mon moulin. Celui de la réjouissance et de l'optimisme.
Le 11 juillet 2010, les supporters fêtaient sans le savoir une autre victoire.
Celle que j'avais finalement emportée sur moi-même. Et sur ma dépression.
Ils accueillaient le Fils Prodigue. Célébraient sa volonté de reprendre le dessus.
Participaient à dégager le ciel et l'horizon. Quand, pour la première fois depuis longtemps,
cette nuit-là, il me sembla que je n'étais pas fini, que j'avais encore des choses à faire.
Que je n'avais pas dit mon dernier mot. Et la liesse générale m'ouvrit la poitrine.
Découvrir qu'il me restait des perspectives fut une émotion dévorante.
Sans savoir que j'en avais ouvert une en particulier,
en écrivant ce mail.

Dans la fièvre de la renaissance, de mon retour au monde,
je n'avais pas conscience de ce que j'avais fait, n'avais aucune idée de ce que j'avais fait.
Le destin dites-vous ? Ce que je sais, c'est que les bonnes choses appellent les bonnes choses.
Qu'il y a des cercles vertueux. Qu'un bonheur n'arrive jamais seul.
Puisque le bonheur appelle le bonheur. Quand on est disposé à s'y soumettre.
J'étais en train de me réconcilier avec moi-même, avec la vie, avec ma ville, avec la nuit,
ignorant que j'allais être grassement payé pour avoir renoncé au renoncement.
Aimez la vie et elle vous le rendra au centuple. Je n'étais pas au bout de mes surprises.
Sur Facebook, une réponse ne tarda pas. 7 minutes. Amicale et bien disposée.
Qui ne déclina pas ma proposition. Une réponse ouverte. Qui me fit plaisir.
Et c'est là que le destin auquel vous pensez, a peut-être pris ses dispositions,
veillant à mettre la personne visée en condition de lire mon mail en temps réel.
Quand la réponse instantanée enclenchait un mécanisme dont je ne suis pas sorti.
Par les dieux peut-être. J'ai été bien inspiré.
Quand je rends grâce au football et à toute cette chaîne qui devait me conduire à toi.
Y compris aux heures les plus sombres. Qu'il fallait traverser. Pour justifier mon retour.
Sans lesquelles je ne serais jamais revenu m'échouer sur la plage de notre paradis.
C'était il y a trois ans. En un clic, j'ai fait basculer ma vie entière. De l'ombre à la lumière.
Un tout petit bout de ficelle qui dépassait quelque part sur lequel j'ai tiré. L'effet papillon.
Faisant tomber sur moi une avalanche de bonheur qui n'attendait que moi.
C'est un conte de fées ? Non. C'est la vraie vie. Plus merveilleuse encore.
Lorsque les pires périodes de nos existences ne sont que des passerelles.
Les temps morts de la chance qui doit reprendre son souffle.
Des passages d'une vie à une autre. Quand il y a toujours une récompense.
Des trésors insoupçonnés au bout. Des plaisirs dont nous n'avions pas conscience.
Mille choses à découvrir encore sur le monde et sur nous-mêmes.
Quand je n'aurais jamais imaginé trouver mon bonheur de cette façon.
Quand je ne l'aurais jamais décrit comme il l'est aujourd'hui avant de le connaître.
Et avant de rencontrer cette personne dont j'avais perdu la mémoire.
Celle dont j'avais toujours rêvé plus jeune. Avant d'abandonner mes rêves.
Avant de perdre la foi. Et de me perdre avec elle.
L'Espagne gagnante venait me rappeler qui j'étais. Et ma ville de province aussi.
Quand l'air de la nuit de juillet avait retrouvé tout son charme. Un ancien sortilège.
Dont j'ai gardé l'empreinte depuis que je suis gosse et en âge d'aimer.
L'alignement des planètes était parfait. Et je veux bien croire qu'il y avait un dessein.
Quand je n'avais pas le contrôle de ce qui se passait, que j'étais dépassé.
Et chaque année qui passe donne encore plus d'ampleur à la révolution.
Le temps, à sa mesure, rend les choses sérieuses, incroyables et crédibles,
donne leur majesté aux histoires d'amour, avec leur épaisseur et leur légèreté.
Il dit à chaque lune qu'on ne s'est pas trompé. Quand la victoire est longue.
A nos transformations, aux forces que l'on gagne, à prendre de la bouteille,
et à aimer vieillir.

 

 

 

Philippe LATGER
Juillet 2013 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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