Les jardins suspendus

Publié le par maison-latger

 

 

Sur la route droite au milieu des champs, les arbres alignés se rapprochent,
soudain, pour former une muraille végétale d'écorces et de branches sans feuilles.
Tressées comme l'osier, elles forment une voûte sur la route droite, de plus en plus dense,
empêchent la lumière de passer, et l'obscurité se fait sur un paysage devenu menaçant.
Les ombres s'allongent partout. Se mêlent. A des présences invisibles que je n'aime pas.
Les troncs craquent sourdement sans que je puisse l'entendre au travail qu'ils accomplissent.
Formant un tunnel de ténèbres qui se resserre sur la route droite où je tente d'accélérer.
L'automobile ne semble pas pour autant aller plus vite. Sur cette route qui n'en finit pas.
Quand je dois serrer mes coudes sur mes côtes à l'habitacle qui rétrécit avec la chaussée.
A mesure que les arbres grossissent, se rapprochent, prêts à m'écraser dans leur poing.

Je n'avais pas dormi la veille. Je n'avais pas dormi du tout.
Puisqu'il m'arrive plusieurs fois par semaine de faire une nuit blanche.
Evidemment, ne pouvant écrire vraiment que la nuit, je me retrouve souvent décalé.
Toutes les nuits. C'est la règle. Il me faut attendre que tout le monde soit couché,
attendre la dernière conversation téléphonique, rituelle, avec une amie ou une autre.
Attendre le dernier message sur Facebook. Le dernier échange de la journée.
Comme ton dernier mail où tu me souhaites une bonne nuit. Pour t'embrasser à mon tour.
Pour m'installer dans le lit-bureau où j'essaie d'écrire quelque chose.
Dormir le matin ne peut me convenir que dans la mesure où il faut bien dormir.
Mais comme le matin me manque vite, il y a toujours une nuit où j'enchaîne.
Le jour se lève et je ne peux plus fermer les yeux et me laisser aller.
J'ai envie de croissants. De café. De sortir voir la ville au soleil qui se pointe.
Ce matin-là, j'avais des photos à faire. Je bondis pour aller sous la douche.
Et je peux emprunter le Pont Joffre, franchir le lit de la Têt, mitrailler côté Vernet.
La lumière est belle. Et je peux mettre quelques façades art déco dans mon escarcelle.
Je remonte à pied l'avenue du Parc des Expositions. Jusqu'au nouveau pont.
Sur ce même fleuve que j'enjambe pour revenir sur la rive sud.
Le tablier est assez large pour les deux voies routières mais aussi un tramway.
Quand je rêve d'un tapis de gazon comme on en trouve à Montpellier ou Barcelone.
De ces rames qui glissent sagement sur l'herbe pour traverser la ville.
C'est arrivé au parc qu'une amie me joint sur mon portable.
" Je suis au Vauban... "
Il est dix heures du matin.

A neuf heures du soir, dix heures peut-être, j'avais fini par m'endormir.
Mais quelque chose m'a réveillé. Une douleur à la main. Une gêne plutôt.
Quelle heure pouvait-il bien être ?... Je me rappelais avoir sauté une nuit.
Il devait être six ou sept heures du matin. J'avais dû dormir huit ou neuf heures.
Il faisait nuit. Je tends une main vers la table de chevet. Le téléphone portable.
Deux heures du matin. Je n'avais dormi que quatre heures.
Un doigt de la main gauche me faisait mal. Me lançait. Une chaleur inhabituelle.
A l'index de la main gauche où je porte une alliance. Notre alliance.
La lumière. Il faut que j'allume la lumière. Que je comprenne ce qui se passe.
Quelque chose clochait. Assez pour me réveiller quand j'aurais dû dormir dix heures.
Peut-être plus. D'une traite. Pas mécontent d'être sorti de cette route droite.
De cette voiture où j'avais bien failli laisser ma peau.
Mais contrarié. De ne pas avoir pu rattraper mon sommeil.

Une amie que je n'avais pas vue depuis longtemps.
Et le café que nous avons pris nous a tenus en terrasse jusqu'à quinze heures.
Il faisait beau. Nous étions au soleil. Et heureux de nous retrouver.
Cela faisait des années que nous n'avions pas parlé autant.
Quand nous nous sommes quittés, en effet, ce fut un choc.
Trois heures de l'après-midi. Et je rentre à l'appartement télécharger les photos.
De bonnes nouvelles sur Facebook où je suis connecté. Les yeux ensablés.
Lorsqu'on frappe à ma porte. Mon coeur bondit dans ma cage thoracique.
Incrédule, je dois bien me résoudre à l'évidence.
Qui pouvait frapper à ma porte sans avoir eu à sonner à l'interphone ?
Sinon la personne qui avait la clé de l'immeuble et que je n'attendais pas ?
Tu me trouves les paupières lourdes malgré mes yeux ronds d'incompréhension.
Je flotte. Mais je souris. Quand tu me trouves dans un piteux état.
J'ai l'impression que je n'ai pas pris de douches depuis dix ans.
Qu'il me faudrait filer me rafraîchir le visage, changer de vêtements.
Quand mon cerveau doit intégrer les explications que tu me donnes.
Les yeux qui ont enflammé les miens, se ferment quand ton menton trouve sa place
quelque part sur mon épaule, au moment de l'étreinte qui pourrait durer mille ans.
Je suis bien. Quand ma fatigue décuple les sensations comme les sentiments.
Mes bras croisés dans ton dos. Mes mains ouvertes. Ma joue contre la tienne.
Toute la surface de ma peau diffuse à la tienne l'idée certaine que je t'aime.
Comme un fou.

Assis dans mon lit à deux heures du matin, j'ai un problème.
Le doigt est gonflé. Rouge. Violacé. Comme sur le point d'exploser.
La bague à mon index est un garrot qui devient une menace.
Elle bloque la circulation sanguine. Devenue trop petite pour ce doigt trop gros.
Il a doublé de volume au niveau de la phalange. Et, après quelques essais,
je dois reconsidérer la situation. Je ne pouvais plus retirer mon alliance.
Je voulais dormir. Il était deux heures du matin et il fallait que je dorme.
Que je fasse le tour du cadran. Comme chaque fois après une nuit blanche.
C'est donc agacé mais confiant que je me lève pour soulager ma main.
J'enduis mon index de savon. Et je retente l'opération. Une fois. Deux fois.
Je laisse ma main un moment dans l'évier sous l'eau froide.
Du savon à nouveau. Rien à faire. La bague m'oppresse le doigt. Elle m'oppresse.
Je saisis mon ordinateur pour chercher via Google une solution de grand-mère.
Forums. Astuces. L'eau froide. Le savon. L'huile. J'ai de l'huile. Je le tente.
Le fil. Et puis, bien sûr, l'option radicale. Celle du coup de pinces pour couper la bague.
Cela me met mal à l'aise. Pour cela, évidemment, j'ai mon camarade bijoutier.
L'ami créateur de bijoux, sur la place, au bas de mon immeuble. Au pire...
Demain matin. A l'ouverture. Il pourra me libérer de cet étau. D'un coup de pinces.
Mais cette idée me donne le vertige. Bouffées de chaleur. Sectionner la bague ?...
Symboliquement, cela ne me plaisait pas du tout. Et j'ai commencé à vaciller.
Le savon à nouveau. La bague parvient à bouger un peu. De quelques millimètres.
Mais à ce doigt déformé, si elle n'en est pas la cause, elle devient le problème.
Le maillon qui aggrave le problème. Qui devient un danger.
Et la panique m'envahit à cette conclusion tragique.
Il va falloir choisir entre le doigt et la bague.

La Têt est belle. Le Canigou, au-delà, est encore enneigé.
La rivière mérite un bel aménagement. Des berges dont on puisse profiter.
A l'état sauvage, en pleine ville. Elle est une biosphère exceptionnelle.
Dont nous n'avons étrangement jamais tiré profit.
La ville lui a toujours tourné le dos.
Et l'infecte barre d'immeubles de l'Espace Méditerranée confirme cette posture.
Perpignan méprise son fleuve. Comme les quartiers qui s'étendent au-delà. Vers le Nord.
Bien sûr, on ne m'a pas attendu pour se poser de bonnes questions.
Ici, on se demande comment réincorporer ces quartiers à la ville.
Ailleurs, on se demande comment aménager les berges de ce fleuve.
Sur le pont, je me dis qu'il divise. Il coupe la ville en deux. Quand il devrait la relier.
Et ce fleuve montré comme le problème, m'apparaît être la solution.
Le large lit de la Têt, arboré, planté, sauvage, doit devenir notre Central Park.
Le lieu où le Vernet et le Centre-Ville pourront se retrouver. Le lieu de villégiature.
Jardins. Jeux pour les enfants. Terrasses de café. C'est notre poumon vert.
Il faut couvrir la voie rapide. Couvrir la voie sur berge. Des jardins suspendus.
Pour faire oublier la laideur du mur dressé comme un rempart contre les barbares.
Un rempart dans lequel ouvrir des portes et lancer des passerelles piétonnes.
Il faut que la voiture se fasse oublier. Disparaisse sous la végétation luxuriante.
Pour ne proposer que deux fronts de promenades pour les joggers et les familles.
Guinguettes. Buvettes. Pour supporter la chaleur de l'été. Au bord de l'eau.
Ce fleuve ne divise que si l'on veut qu'il divise.
Il nous réunira si nous le décidons.

J'essaie de me calmer. De me contrôler. De contrôler ma respiration.
Je vais m'allonger. Me remettre au lit. Je suis fatigué. Je manque de sommeil.
Il me suffit de m'allonger et d'éteindre la lumière. De respirer profondément.
Je dois dormir. Et demain, nous verrons. Le doigt aura peut-être dégonflé.
Dans le cas contraire, je serais au moins en mesure de prendre une décision.
Demain, il fera jour. Et je pourrai au pire aller voir Thierry pour qu'il coupe la bague.
Mais tout se mélange dans ma tête. Un chagrin ridicule. Une tristesse infinie.
A l'idée de sectionner cette bague. A l'idée seule que cette bague ait pu devenir un problème.
Elle ne pouvait pas menacer mon intégrité physique. C'était impensable. Inadmissible.
Je me retourne dans mon lit. Et je n'arrive pas à trouver le repos nécessaire.
Le doigt me lance toujours. Je ne sens que cela. Et ça m'envahit en entier.
Et ce n'est plus mon doigt seul qui est oppressé mais toute ma personne.
Mon index est en pleine crise de claustrophobie. Il faut que je le sorte de là.
Mais c'est moi qui manque d'air. Qui me sens pris au piège. Et je suffoque.
Je rallume la lumière. Hésite à appeler SOS Médecins. A aller aux urgences.
Je reviens à l'évier. Je retente le savon. J'essaie de forcer le passage.
Ce n'est pas mon doigt qui est dans un étau. Je suis dans un étau.
Je dois me sortir de là. Au plus vite. En pleine crise d'angoisse.
Cela ne peut pas être une allergie... quand je porte cette bague depuis deux ans.
De l'eczéma ?... Je n'en ai jamais fait. De toute ma vie. La preuve.
Je ne sais pas si ça en est. Je n'avais jamais eu une telle réaction.
Et soudain, je me maudis de vivre seul. Quand une présence m'aurait obligé.
A être un peu plus rationnel et peut-être plus digne.
Quelqu'un pour agir ou relativiser. Quand j'étais seul avec mon délire.
A deux heures du matin. Epuisé. Et littéralement désespéré.

Je me suis penché sur ton corps allongé ou offert devant moi.
Pour t'embrasser sur la bouche. Tête-bêche. Mon menton sur ton nez.
Nos profils inversés se roulèrent des pelles. Quand je me tenais debout comme tête de lit.
M'inclinant sur ton visage pour le dévorer, à l'envers, à l'endroit, sans perdre l'équilibre.
Le volet fermé sur l'alcôve où je bois ce que tu donnes à boire à mes lèvres affamées.
Nos langues tissent un lien, s'enroulent sans se lâcher, pour réveiller mes sens.
La fatigue envolée. Pilote automatique. Je reconnais ta peau. Ton odeur. Ta matière.
Et c'est mon corps qui a pris les manettes. Qui s'occupe de tout. Fait ce qu'il a à faire.
Il t'aime autant que moi. Il est dingue du tien. Il s'ébroue et s'active à donner du plaisir.
C'est sa façon d'en prendre. Il n'en prend qu'avec toi.
Et lorsqu'il fallut nous séparer, l'accablement s'installa sûrement jusqu'à l'heure de dormir.
Je devais tenir encore quelques heures. Ne pouvais pas me coucher avant la fin de la journée.
J'ai attendu la nuit. Pour m'autoriser à m'endormir enfin. Comme je fais d'habitude.
Avec un mélange de joie et de désolation. L'empreinte du bonheur et celle de l'amertume.
Heureux de la surprise. Triste qu'elle n'ait pas duré. Déprimé comme après la jouissance.
C'est une ligne droite. Une route sans fin comme aux Etats-Unis. Et des arbres menaçants.
Et des couleurs qui virent. Qui deviennent violacées. Une goutte d'encre dans l'eau.
L'ombre qui se répand. Les arbres qui se tordent. Et je dois m'éveiller. Sortir du cauchemar.
A deux heures du matin. Avec ma solitude. Et ma bague à l'index.
Qu'on me coupe le doigt plutôt que cette alliance.

Exténué. Le sommeil m'a finalement emporté jusqu'à midi.
Au réveil, le doigt était toujours enflé. La bague bloquée sous la phalange.
Mais j'avais au moins les yeux en face des trous, et le jour avait remis les choses à leur place.
J'allais gérer ce problème. Il n'y a que des solutions. J'étais toujours vivant. C'était un début.
Et j'allais boire mon café. Et puis prendre ma douche. Mon doigt finirait par dégonfler.
J'ai retrouvé des amis. Tenu des conversations. Sans cesser de tenter de retirer la bague.
J'avais eu un message de toi. Et j'avais décidé d'apprécier par ordre d'importance
les choses qui m'arrivaient. Quand ta présence dans ma vie peut tout rendre dérisoire.
Me donner de la force. Assez pour retirer l'alliance comme Excalibur de son rocher.
Mes amis m'ont vu soudain exploser de joie. J'ai pu crier victoire. Quand j'étais libéré.
Heureux d'avoir sauvé à la fois mon index et ta bague.
Que j'ai glissée à mon majeur. Avec un soupir de soulagement.
Et le sourire de qui reprend le contrôle sur son destin ou son histoire.
J'étais tiré d'affaire. N'ai pas eu à demander à Thierry de commettre l'irréparable.
L'esprit assez libre désormais pour songer à t'aimer comme à rêver ma ville.
Quand les deux sont liés. Comme le Nord et le Sud. Les deux rives du fleuve.
Foisonnantes de vie, de tramways, de jardins suspendus.
Et de matins tranquilles.


 

 

 

Philippe LATGER
Mai 2013 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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