Quitte à mourir

Publié le par maison-latger

 

 

J'ai éteint les écrans. De la télévision. Du téléphone. De l'ordinateur.
J'ai éteint la lumière. Pour boire mon café. Goûter son amertume. Respirer son arôme.
M'embourber dans la tasse. Plonger dans l'épaisseur d'une noirceur factice.
Il y a ce bouquet âcre. Cette chaleur liquide diffusée à pas lents partout dans ma poitrine.
J'ai convoqué Chopin. Dans ma lumière orange. Pour habiter l'espace et plomber le silence.
Et je ne pense à rien. A rien d'autre qu'à vivre. Ecouter chaque goutte d'un prélude obsédant.
D'une lenteur habile. D'une langueur morbide. Dans lequel je me dissous comme un morceau de sucre.
Il me remue d'un mouvement de cuillère distrait ou absent. Me noie dans une mélancolie obscène.
La nuit par la fenêtre m'échappe ou m'envenime. Et du spleen je ressens la troublante infection.
A l'arrêt du bordel d'une diarrhée d'images, de bruits, de radios, de trop d'informations,
de jingles et d'annonces, de textos, de messages, je peux trouver en paix la violence du repos.
Dans ce café sorcier où j'ai trempé mes lèvres, je lis entre les lignes, les cordes d'un piano,
la joie qu'il peut y avoir, le bonheur et la fièvre, à laisser la tristesse nous tendre son manteau.
Je l'endosse volontiers. Puisqu'il sait tenir chaud. Comme un corps étranger qui protège ma peau.
Un objet que j'emprunte. Auquel je me confronte. Pour partager un peu l'affliction de ce monde.
Immobile je suis. Je peux me concentrer. Et sentir les sanglots de peines extérieures.
C'est ma force d'aimer qui change le rapport. Comme une mère qui console un enfant sur son sein.
Lui caresse la tête signifiant qu'elle entend, qu'elle comprend, et lui chante son éternelle berceuse.
J'embrasse sans trembler la misère et la peur. Sans craindre de sombrer. Restant à la surface.
Mon sourire dit : " je sais. J'ai connu ça aussi. " Il dit que tout va bien. Qu'on s'en sort. Que tout passe.
Que tout va s'arranger. Dans la lumière orange. La poudre de café et l'or des nébuleuses.
Le prélude est pesant mais peut rendre léger. Comme ce manteau étrange qui est trop grand pour moi.
Il m'attendrit peut-être. Ne me désole pas. Ne me fait pas couler dans des fonds sous-marins
qui ne m'inquiètent pas, d'où je reviens à peine.

C'est un tronc de platane que j'aime caresser. Sentir à mes ridules toutes les aspérités.
Je l'entends respirer aux empreintes digitales. Et je fonds avec lui au fond de mon café.
En humain ridicule, je touche et suis touché. Je ne suis pas de marbre mais d'humeur végétale.
Planté à ma fenêtre à écouter la nuit. Quand mes doigts sur l'ivoire, ou sur ton corps parfait,
ont déjà exploré l'onde et la pulsation, l'énergie et le rythme des moindres vibrations.
Je peux rouvrir ces mains qui ont du grain à moudre. Le pur arabica de l'instant torréfié.
Pour retenir le souffle de tout ce qui n'est plus. Le prolonger un peu avec délectation.
Il n'y a pas de chagrin aux souvenirs heureux. Il n'y a pas de regrets aux bonheurs à venir.
Quand le présent est mince, ou qu'il n'existe pas. Et que l'on peut choisir où se positionner.
Ce à quoi on aspire. Ce dont on se rappelle. Ce que l'on a été. Ce qu'on veut devenir.
Ce qui est important. Ce qui peut arriver. Si l'on veut être mal. Ou tout positiver.
A chaque note jouée, tombée comme passée, au filtre d'une histoire, je recompose tout.
Chopin dans mon café. Sur mon piano d'étude. Il y a un peu d'avant. Il y a un peu d'après.
Et c'est là qu'est l'instant comme une éternité. Au silence immobile habillé du prélude.
Je me fais dans tes yeux la vérité exacte de ce que je dois être. De l'endroit où je vais.
Réécris autrement le rôle des mêmes actes, l'intention du passé, pour en faire un destin.
Si l'on veut être heureux, il faut bien s'arranger avec ce que nous sommes et ce qui est arrivé.
Je suis ce que je crois. Et je crois en l'écrit. Et j'écris ce que j'aime. Pour aimer qui je suis.
Je te suivrai partout où tu pourras me suivre. Aimant te regarder me regarder t'aimer.
Je recompose tout de la vie et du monde. Dans l'ordre qui me plaît. Au milieu de mes nuits.
Construire le présent quand on a de la marge. Y voir ce qu'on décide d'y mettre et s'y tenir.
Comme je m'accroche à toi, à la berge, à la barge, quand j'aime l'image que tu te fais de moi.
C'est une vérité de ce que je peux être. Quand j'ai tué les autres. Et que je te le dois.
Celles qui m'empêchaient d'être bien. Plus sombres que la nôtre. Je les ai écartées.
Il n'y a plus que la chaleur du café dans ma gorge. Et ta bague à mon doigt. Et Chopin dans la tête.
La tristesse n'est plus. Il n'y a que l'attendrissement. L'idée de t'embrasser. Quitte à mourir bientôt.
Et d'en faire une fête.

 

 

 

 

Philippe LATGER
Janvier 2012 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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