Aux suivants

Publié le par maison-latger

 

 

Chez le pépiniériste. Des brumisateurs jouent avec la lumière.
Osent de petits arcs-en-ciel. Dans les allées, je m'arrête devant de larges feuilles.
Alocasia macrorrhiza. Je souris. Je touche. Je m'interroge.
Une fois mort, aurais-je l'opportunité de voir encore des Oreilles d'éléphant ?
Cette question me revient de façon moins espiègle. A la nuit tombée. Déjà. Si tôt.
De la musique celtique vient me pétrir. A la fois sombre et lumineuse.
Répétitive. Obsédante. Violons tournent en rond. La même phrase. Modulations.
La basse fait son chemin. Les accords suivent. La phrase est la même. Enivrante.
Des percussions de chevaux au galop dans la lande. De peuples qui se libèrent.
Des hymnes festifs qui me déchirent le coeur. Qui portent autant l'espoir que la désespérance.
Aux conquérants. Aux résistants. Aux explorateurs de nouveaux mondes. Aux moissons.
Comme aux jours de disette. Comme à la famine. A la paix comme à la guerre.
La musique d'Avalon fait glisser ses brasiers.

Je serai triste de ne jamais plus entendre de musique irlandaise.
L'accordéon et les flûtes. Cavalcade du bodhran. Le cajon gaélique.
Les pulsations humaines. L'étourdissement du rythme.
Les danses rurales. Les filles et les garçons. Le mariage ou l'amour.
Et l'union des familles. Et l'union des Couronnes.
Et les guerres civiles. Le ciel comme relief.
Comme je m'ennuierai, une fois mort, de ne plus rêver les Gens de Dublin.
La Chaussée des Géants. La peau comme du lait.
Et les taches de rousseur. Sur le vert fluorescent lavé par les embruns.
Comme il y a du blues dans la musique brésilienne.
Comme il y en a dans la fête celtique.
Comme il y a du Fado, à vouloir s'oublier et se perdre,
dans l'alcool et la danse, la douleur d'exister. A vomir tant de bière.
Transpirer du whisky. A tourner comme des fous à en perdre l'équilibre.
Quand la mer vous a pris un grand frère ou un fils.
Et quand votre bien-aimée en préférait un autre.
Et ça pogote aux villages, la fureur d'être seul, la rage d'être ensemble. Avec Dieu et le Diable.
Jusqu'aux brumes d'Ecosse. Aux nappes de cornemuses. Aux légendes du Loch Ness.
A couper au couteau. A couper à la hache. A jeter des troncs d'arbre aussi loin que possible.
Pourrais-je entendre encore, dans l'Au-delà, la musique du monde ? Celle de mes congénères.
Qui disent la même chose, en Asie, en Afrique, en Europe Centrale. L'Amérique du Sud.
Partout la même angoisse. Partout la même foi. Et l'art d'exprimer les nuances du ciel.
Comme vous me manquerez. Tous. Vous qui jouez du bodhran, qui jouez du cajon.
Uilleann pipes. Tenoras catalanes. Qui jouez des talons, aux bulerias comme aux gigues.
A faire trembler la terre. A répondre à l'orage. A défier les dieux. A défier la Mort.

La musique d'Irlande. Les Oreilles d'éléphant.
Les petits arcs-en-ciel dans l'odeur des terreaux.
Tout me manquera aussi vrai que Montréal la nuit,
et son phare dans la neige. La skyline de lumière.
Au retour d'un voyage dans d'étranges cantons.
Le retour à la ville. A la Metropolis.
Pourrais-je entendre encore les langues du Québec,
où la gigue parvient sur d'épais blocs de glace.
Le pont Jacques Cartier. Les clochers catholiques.
Les sourires haïtiens. Et la peau du Mexique.
Que restera-t-il au-delà ? Me permettra-t-on au moins, de rêver à ce que j'ai connu ?
Mariachis enjôleurs. La piña colada. Les squelettes qui dansent. Et Diego Rivera.
Une fois mort, voit-on des forêts vierges, des baies et des volcans, des fleuves et des chutes ?
Dieu osera-t-il m'enlever la chaleur du soleil ? La splendeur du miracle dans lequel je suis né ?
Les vagues du Pacifique ? Les rizières ? Les plages de Turquie ? Les étoiles filantes ?
Je m'extasie soudain sur la moindre araignée.
Prends le soin d'apprécier une simple gorgée d'eau.
Regarde s'enrouler la fumée dans l'espace comme si je la voyais faire pour la première fois.
Quand la musique me transperce. Provoquant des images que je serai incapable d'inventer.
Des images que mon cerveau ne sera plus en mesure de projeter, de reproduire, ni d'effacer.
Incapable de sentir les émotions qu'elles déclenchent. La joie et la peine. La révolte et l'ivresse.
Je pourrais être aveugle si je pouvais entendre. Et sentir. Et toucher. Le lisse. Le granuleux.
Le gluant. Le visqueux. Le liquide. Le moite. Le ferme. Le filandreux. Le soyeux. Et le rêche.
Sentir l'eucalyptus et le clou de girofle. La menthe. La branche de tomate. Et l'alcool à brûler.

L'Irlande pleure le bonheur d'être en vie. La nostalgie. Ce monde qui nous manquera tant.
Aussi beau que cruel. Comme chants africains, comme des voix bulgares, elle pleure l'aventure.
C'est la Bossa Nova. L'Appel à la Prière. Le Gospel de Louisiane et du Mississippi.
Les basses de Russie. Les barbes orthodoxes. Et des chants grégoriens. Ou celui du Muezzin.
Nous avons tous de notre vivant, cet étrange mal du pays que nous n'avons pas encore quitté.
L'ennui par anticipation. Et ce manque. De peur de ne pouvoir l'éprouver ensuite.
Le regret de partir, bien avant le départ. Quand on sait seulement ce que l'on va laisser.
Que l'on connaît si mal. Que l'on comprend à peine. Ce que nous percevons.
Aux cordes orientales. J'écoutais Oum Kalthoum. Comme Maria Callas.
Et rugir les sirènes. Et gronder les orchestres à grands coups de timbales.
Pleuvoir le cymbalum. Steel Drum jamaïcain.
Pour mieux combler le vide auquel je suis promis.
Me moquer du silence dont je n'aurai que faire.

A la croisée des ondes, compositions d'atomes et de chaînes ADN,
se trouvent tant d'espèces sachant me divertir, utiles à me distraire,
me pâmant sur la pieuvre et les bancs de méduses, sur le rhinocéros,
l'orang-outan, comme sur l'idée-même du nombre de celles qu'il reste à découvrir.
Il en faut je suppose, pour les générations futures. Laisser la place aux prochains. Aux suivants.
Ce ne sera pas perdu pour tout le monde. Mais enfin. Quel supplice. Apprendre à se quitter.
A tout abandonner. Apprendre à oublier. La musique est celtique.
Je cherche à avoir la foi. Celle de ceux qui sont partis. Traverser l'Atlantique.
Ce sera mieux là-bas. Ce ne sera pas pire. Comme on dit au Québec.
Qu'on m'assure que j'aurai encore le plaisir d'écouter à loisir le son des cornemuses.
Et le chant des cigales. Le timbre de ta voix. Ou celui de ma mère. Celui de l'océan.
Qu'on m'assure que j'aurai encore le moyen de sourire aux sourires de ceux que j'ai aimés.
Ailleurs que dans les textes qui m'auront échappé.
Pouvoir me souvenir. Pouvoir vous embrasser.
Quand je grave ici même, c'est une sécurité,
tout l'amour que je porte tant qu'il est encore temps.
A vous - à qui d'autre ? - qui suivez cette ligne de signes et de mots,
que je ne connais pas, que j'aurais pu connaître, que j'aurais pu aimer,
même si vous avez de la peine à me suivre.
A ceux qui sont ailleurs, dont j'ai croisé la route,
qui ont partagé peut-être la même hallucination.
Ceux qui m'entourent. Ceux que j'entoure.
Comme à toi, en personne, qui sais bien qui tu es.
Et qui es bien la seule chose que j'emporterais avec moi.
Au moment de m'éteindre.
Voici mon amour entier, aux mystères celtiques,
dont le mot est trop court pour tout mettre dedans.
Celui que j'ai reçu. Et qu'il me faut transmettre.


    
 

 

 

Philippe LATGER
Août 2011 à Perpignan

 

 

Publié dans 40 lunes

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