Piazzolla mon amour

Publié le par maison-latger

 

 

Trop tôt ce matin pour moi. Quand j'ai écrit cette nuit.
La nuit, c'est plus facile. Je peux me concentrer. A me déconcentrer.
M'abandonner vraiment. Ou vraiment me trouver. Mais sans interférences.
Je n'écris pas les mêmes choses la nuit et le jour. Qui sont deux dimensions.
Désolé. Je n'accompagnerai pas mon amie à Montescot.
Aux ateliers Montessori où elle veut conduire sa petite fille. Je dormirai.
Et j'ai dormi. Pas trop tard tout de même quand le soleil est venu me démanger.
Cinq heures peuvent suffire et je suis sur le pont.
Je me lève avec une envie féroce de café.
Je verrai mon amie demain matin peut-être. Nos horaires sont décalés.
Elle est une jeune maman. Je suis un vieux célibataire. Et j'écris toutes les nuits.
J'ai un rendez-vous téléphonique. Je dois avoir les idées claires. Du café.
Piazzolla mon amour... Le tango argentin. Des souvenirs d'écriture. De séances de travail.
Miguel Bosé dans le viseur. Ravi de mes propositions. Café 1930. Night-Club 1960.
La maison à la plage. Ste-Marie la mer. Ecouteurs aux oreilles. Piazzolla mon amour.
Je n'avais pas trente ans. J'écrivais des paroles sur Libertango et Oblivion.
Avec le blues au coeur d'une rupture atroce. Et me voici au Carré du Théâtre de l'Archipel.
Une décennie dans les dents. Pour ce concert de la pause-déjeuner. Piazzolla dans le ventre.
Les cheveux poivre et sel. Laetitia à mes côtés. Puisqu'elle sait ce que j'aime.
Ensemble, à Lisbonne, à l'Expo de 1998, comme à Londres, la même année,
nous avions découvert que nous aimions l'un et l'autre cette musique, et cette danse.
Alors voilà. A quarante ans, nous voici dans le public. Au programme : Piazzolla.
Nous nous verrons demain très chère. Trop tôt pour Montescot.
Je ne suis pas un jeune papa. Je suis un vieux loser.

" C'est votre fils ?...
- Oui.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Alexandre.
- C'est sa fête aujourd'hui !
- Oui. "

Je ne peux pas savoir à quoi il ressemblerait. Ni à qui.
Puisque je n'ai pas rencontré sa mère. Qu'il n'est pas venu au monde.
L'expérience que j'ai des enfants, il est vrai, ne remplace pas une réalité quotidienne.
Je sais préparer un biberon. Le donner. Tenir un bébé. Changer des couches.
Je sais endormir un bébé. Un enfant de deux ans. De trois ans. De cinq ans.
Obtenir ce que les parents veulent. Rassurer quand il faut. Le modèle d'une mère.
Qui n'est pas le meilleur mais le seul. Le seul dont je dispose.
Je n'ai jamais été père mais j'ai été un fils.
" Pourquoi Alexandre ?...
- Parce que c'est le fils de Philippe. "

Un rendez-vous téléphonique. Dix ans plus tard, j'écris encore des chansons.
Des produits, culturels peut-être, mais qui n'en sont pas moins industriels.
Je ne fais pas dans l'artisanat. Je suis dans une chaîne de majors parisiennes.
Pour un marché national et international. C'est étrange de l'écrire.
Mais les relevés de la SACEM sont là pour me le rappeler.
Je pense à des réflexions que l'on me fait ici ou là. Bien sûr.
Je ne gagne pas ma vie. Quand je crée pourtant des richesses.
Entouré de gens qui gagnent un salaire dans les services ou le commerce.
Je ne gagne pas ma vie mais moi, messieurs-dames, je suis dans la production.
Et ça vaut la peine à mes yeux de faire un texte sur mesure pour cette interprète.
Que j'ai au téléphone. Quand elle n'est pas une chanteuse de bal du dimanche.
Il s'agit d'un produit qui sera distribué s'il est accepté sur le marché francophone.
Je n'ai pas fait d'enfants mais j'aurai fait des textes.
Et rencontré les gens que je rêvais de rencontrer.
Mieux encore. J'ai gagné leur estime.

Le café noir est servi sur la terrasse.
Piazzolla mon amour. Les platanes vigoureux sur le bleu du ciel.
Je vais prendre le soleil. Je vais prendre des forces. Et j'écrirai la nuit.
Quand Laetitia et sa fille dormiront. Comme des anges.
J'écrirai pour laisser quelque chose à ce monde.
Qui sera ma chair aussi vrai que si j'étais papa.
Quand au-delà de la création, écrire est aussi affaire de transmission.
Il y a juste que je n'ai pas à me lever pour aller à Montescot.
La nuit, je parle de mon amour. De l'amour de ma vie.
Qui prend toute la place que n'a pas prise un enfant.
Mon coeur est libre. Il paraît grand. Il y a de l'espace.
Et je ne suis heureux qu'amoureux.
Amoureux, je le suis. Je crois que vous l'avez compris.
Et je n'aime que l'amour d'égal à égal.

L'ami Laurent est papa. L'ami Cédric aussi.
Et cela ne nous a pas placés sur des planètes différentes.
Je suis libre d'aller à la terrasse du café de la Poste si ça me chante.
Me prendre le soleil en pleine poire. Respirer la verdure des platanes.
Quand cette liberté a un prix. Que j'assume sans faire chier mon monde.
Je m'accorde une pause entre deux conversations. Qui sont des séances de travail.
Cela peut faire sourire. Mais à ces échanges il y a des enjeux.
Et en dix ans de métier, même s'il ne me nourrit pas, je sais de quoi je parle.
Je ris à l'idée qu'on m'imagine oisif. Puisque je n'ai pas d'horaires de bureau.
Puisque je n'ai pas d'horaires d'atelier. De boutique. Ni d'enfants à faire manger.
Et je me demande comment certaines personnes doivent imaginer mes journées.
Se lever à midi, bien sûr, veut dire qu'il dort tout le temps.
Ce serait vrai si je me couchais à minuit plutôt qu'à sept heures du matin.
Est-ce qu'il regarde la télé ? Est-ce qu'il se branle ? Ah, si... il prend des photos.
Il passe sans doute ses journées sur Facebook et au café.
En fait... oui. Tout ça est vrai. Je regarde la télé. Je me branle. Je prends des photos.
Et je fais une pause en effet à la terrasse du café puisque je n'ai pas de jardin.
Que c'est l'endroit où je peux prendre le soleil. Le temps d'une demi-heure.
Quand ça ne peut pas être l'heure d'aller chercher les enfants à l'école.
Pas même ceux des autres. Puisque c'est les vacances.

Je ferme les yeux sur le Castillet.
Les cheveux poivre et sel. Je ronronne en silence.
Je pense à quelqu'un qui pense à moi. Et c'est une caresse.
Au Carré avec Piazzolla. A la terrasse de la Poste. Je ne suis jamais seul.
J'ai demandé à ma mère de faire de la place. " Pardon maman, si tu pouvais... "
Mon coeur paraît immense alors qu'il est complet.
Etre amoureux. L'ocytocine. Je suis accro.
Je n'étais pas à Montescot. Mais dans mon lit.
Avec un sourire à ma bouche.
Et Alexandre à inventer.


 

 

 

Philippe LATGER
Avril 2013 à Perpignan
    
 

Publié dans 40 lunes

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